Toutes les vies ne sont pas égales. Certaines sont plus souffrantes que d’autres et méritent notre respect. L’enfance de l’humoriste Stéphane Fallu n’aura pas été de celle que l’on envie. Ni même de celle que l’on oublie.
De son propre aveu, il ne sera jamais comme les autres. Certaines traces laissées par une enfance éprouvée sont coriaces et ne se laissent pas semer si facilement. Mais pour plusieurs d’entre nous, il est une sorte de modèle pour avoir su se reconstruire malgré les cartes qu’il avait.
Alors que vous n’étiez qu’un enfant, votre père est décédé. Quel âge aviez-vous?
J’avais autour de 3 ans et demi quand mon père est mort. J’ai une seule photo de lui, c’est un homme que je n’ai pas connu. Il m’est arrivé d’avoir un vague souvenir, mais c’est peut-être quelqu’un qui me l’a raconté, c’est dur à dire. Mon enfance, c’est comme un film, il m’est arrivé tellement d’affaires en peu de temps que je ne sais plus trop ce qui est vrai.
Le décès de mon père a brisé le noyau familial. On était quatre enfants et ç’a été dur pour ma mère. Pour elle, à l’époque, il y avait beaucoup de pauvreté. Un parent qui meurt jeune amène de grosses conséquences, ça change le rythme d’une famille.
À partir de là, j’allais souvent chez mes grands-parents et chez mes tantes. Je ne voyais pas vraiment l’enjeu, j’avais l’impression que j’allais simplement me faire garder. Puis, j’ai commencé à faire des familles d’accueil jusqu’en troisième année.
Comment avez-vous vécu tout ça?
Je rassurais tout le monde. Je passais d’une place à l’autre sans faire d’histoire. Il faut aller là-bas? Pas de trouble, je vais y aller et tout va bien se passer. De toute façon, je n’avais pas tellement le choix. J’aurais pu être agressif, mais j’étais positif. J’avais surtout beaucoup de résilience.
J’ai fait trois familles d’accueil avant d’arriver sur la bonne qui a décidé de m’adopter. En plein milieu d’une année scolaire j’ai eu à changer de nom, je suis passé de Dagenais à Fallu. À Noël, j’ai officiellement été présenté à ma nouvelle famille et j’ai rencontré tous mes cousins, cousines. Pour moi, aujourd’hui, ils sont ma famille et j’ai un bon lien avec eux. Mais à travers tout ça, je sais que je suis différent.
Ce que tu vis quand tu es jeune demeure un combat pour le reste de ta vie. Tu as beau vouloir t’en sortir, ça ne t’empêche pas d’être brisé. Il reste quand même des séquelles après...
Avez-vous revu votre mère par la suite?
Oui, on ne se voyait pas souvent, mais j’allais la voir de temps en temps. Ce n’était pas une mauvaise personne, elle n’avait pas les ressources, c’est surtout ça. Je n’ai pas de rancœur ni de rage, ça fait partie de la vie. On ne fait pas tout le temps ce qu’on veut, parfois les plans changent. Ce n’est qu’à l’adolescence que je me suis demandé pourquoi elle m’avait abandonné.
Elle est décédée il y a quelques années; ce fut un deuil bizarre à faire. Je ne pensais pas pleurer autant. Tout le monde ne vit pas son deuil de la même façon, mais moi, à ce moment-là, j’ai eu besoin de pleurer.
Avez-vous gardé un lien avec les autres membres de votre famille biologique?
Non. Pour être honnête, c’est sûr que j’aurais aimé ça les revoir, mais d’un autre côté, ça fait tellement longtemps. Des fois, il y en a qui m’écrivent, mais à un moment donné il faut passer à autre chose. Ça se peut qu’on se croise par hasard et qu’on soit content de se jaser. Sinon, ma famille, c’est surtout ma blonde et mes enfants. Quand on vit ce que j’ai vécu, la famille, ça se reconstruit plus tard, tranquillement pas vite.
Vous parlez de vos enfants. Et pourtant, à une époque, vous n’en vouliez pas.
C’est vrai, j’ai même fait un numéro très drôle là-dessus. Ce n’est pas évident quand tu n’as pas eu de modèle paternel en bas âge. J’avais peur de ne pas être assez présent pour eux. Finalement, je suis content qu’ils soient dans ma vie. Malgré tous mes engagements, je suis capable d’être là.
Bien sûr, il y a des outils que je n’ai pas, comme la confiance en soi ou l’éducation. Quand j’étais jeune, je n’ai pas été éduqué, j’ai plutôt été laissé à moi-même. Il y a plein de situations qui me confrontent à ce que je n’ai pas appris. Avec les enfants, on n’a pas le choix d’être plus conséquent, d’avoir plus de rigueur, de discipline. Ça ne prend pas que de l’amour, mais un mélange de tout ça. Vivre une vie, c’est plein d’étapes et c’est tout le temps un défi. Mais ce que j’ai subi, j’essaie de ne pas le faire vivre à mes enfants.
Est-ce que le métier d’humoriste vous a aidé à reprendre confiance en vous?
Oui, en quelque sorte, car c’est un métier public. En même temps, je n’ai pas eu un succès spontané, j’ai dû travailler fort. Mon humour est quand même particulier, mais ça me fait du bien de m’amuser, et le Québec me rend beaucoup d’amour. On me dit souvent que je suis un vrai gentil. Je réalise que l’amour que tu donnes, tu le reçois aussi.
Vous savez, je n’ai pas toujours été humoriste. Avant, je travaillais avec les personnes âgées et j’ai été infirmier pendant dix ans. J’aimais ça aussi, j’aimais sentir que je pouvais aider. C’est un métier qui t’amène parfois à sauver des vies, et je me dis que j’en ai peut-être sauvé une à un moment donné.
J’en ai vu des gens mourir : des jeunes, des vieux, des gens qui meurent seuls. Il m’arrivait d’appeler la famille pour leur dire de venir voir leur mère, que demain il serait peut-être trop tard. J’ai vécu plusieurs deuils dans ce métier-là. C’est quelque chose d’arriver dans une chambre et de voir un corps sans vie. Mais être aux côtés d’une personne en train de mourir, c’est autre chose. Tu arrives à sentir quand la vie s’en va, quand la personne n’est plus là. Tu le sens dans tes mains... C’est une étrange sensation.
Y a-t-il eu d’autres deuils qui vous ont marqué?
Plus jeune, j’ai eu des amis qui sont morts dans des accidents de voiture, d’autres qui étaient la joie de vivre et qui se sont suicidés. On ne peut pas tout le temps savoir le malheur qui se cache derrière les visages, certains cachent bien leur jeu. La vie, c’est beau, mais c’est souffrant pour beaucoup de monde.
Vous avez perdu votre chien Gustave. Selon vous, est-ce que le deuil animalier pèse aussi dans la balance du deuil?
Parfois, tu restes stoïque quand tu perds un être cher, et quand tu perds ton chien, tu t’effondres. C’est un peu comme si toutes les peines accumulées sortaient en même temps. Il y a des gens qui n’ont que ça dans leur vie, un animal pour leur tenir compagnie. Je crois que c’est un deuil sous-estimé.
Avant Gustave, j’ai eu un chien qui s’est fait frapper, il s’appelait Ti-Mousse. Après, je n’en voulais plus. Puis, un jour, ma blonde est revenue à la maison avec un petit shih tzu craintif. C’est comme ça que Gustave est entré dans ma vie. C’était mon chien, il dormait sur mon t-shirt, il me suivait partout. Avec lui, j’ai écrit tous mes shows. Il ne savait pas vivre, il était maladroit, il grognait après tout le monde.
À l’âge de treize ans, du jour au lendemain il est tombé gravement malade. J’ai demandé à un vétérinaire de venir à la maison pour l’euthanasier. La veille, nous avons mis un gros matelas par terre et, avec les enfants, nous sommes restés à ses côtés toute la nuit à se raconter des histoires. En famille, on a pleuré notre vie. Quand le vétérinaire est arrivé le lendemain matin, Gustave était couché sur moi. On lui a fait un «bye bye» et après, on a parlé du deuil avec les enfants.
J’ai appris beaucoup là-dedans. On ne peut pas savoir d’avance comment on va réagir face à la mort, même si on a l’impression d’être préparé. Il faut vivre son deuil au présent.
Vous avez animé une émission sur les animaux abandonnés. Était-ce un défi pour vous?
Avant d’animer cette émission, j’étais Fallu l’humoriste. Avec Refuge animal, je suis devenu Fallu l’être humain. L’émission ne parlait pas que d’abandon, il y avait de belles histoires d’animaux qui se trouvaient des familles d’adoption. Mais ce que je trouvais difficile, c’était quand, derrière l’abandon, il y avait de la pauvreté, de la maladie mentale et de la violence. Ce n’est pas facile de voir des animaux qui souffrent et, à certaines occasions, j’ai dû quitter le tournage. Quand je terminais une saison, ça me prenait une semaine à me remettre.
Mais il y avait beaucoup de bons côtés. J’aime quand il y a un cheminement qui va vers du positif. Et il faut focusser sur le positif plutôt que sur le négatif si on ne veut pas être en câline tout le temps.
Vous avez su tirer profit de votre parcours pour améliorer la situation de plusieurs jeunes issus de la DPJ en créant la Maison Stéphane Fallu. Pouvez-vous nous en parler?
J’ai été approché par l’organisme POSA/Source des Monts à Chambly, un centre pour les jeunes adultes qui sont dans la pauvreté, la dépendance et les maladies mentales. On sait que, lorsqu’ils sortent de la DPJ, ces jeunes sont laissés à eux-mêmes avec pas grand-chose. Ils doivent apprendre à vivre par leurs propres moyens. Au centre POSA, il y a toute une équipe qui est là pour aider ces jeunes de 35 ans et moins.
La Maison Stéphane Fallu a été créée en complément pour leur offrir un milieu de vie qui supporte le retour à l’école et le marché du travail. Ils apprennent à cuisiner, à faire des tâches ménagères, à moins consommer aussi... Des fois, ça marche, mais parfois ça ne marche pas quand la problématique est trop grande. Souvent, il peut y avoir de la rébellion, de la colère et un sentiment d’abandon.
Le deuil, ce n’est pas seulement lié aux personnes qui meurent; c’est aussi quand quelqu’un que tu connais disparaît de ta vie, qu’elle n’est plus là pour toi et que tu te sens seul. Certains ont des parents qu’ils ne reverront jamais. Mon enfance me permet de comprendre ce qu’ils vivent, et ça me fait du bien de m’impliquer auprès d’eux. Quand il y en a un qui a de la peine, je lui dis de ne pas rester dans sa tête et de s’impliquer. Parce que quand tu es dans ta tête, tu oublies qu’il y a d’autres mondes, et quand tu commences à penser aux autres, tes problèmes sont moins gros.
La Maison Stéphane Fallu, c’est un projet qui porte mon nom, mais je suis tout petit là-dedans. Je fais partie d’un beau groupe où il y a plein de bénévoles et je trouve ça hot, moi, des jeunes qui s’impliquent.
Comment consolez-vous les gens qui ont du chagrin?
Par des câlins, de l’écoute et de l’humour aussi. L’humour, ça fait du bien, mais peut-être pas sur le coup. Je me suis déjà fait dire que ce n’était pas le temps.
La mort vous fait-elle peur?
Je la deal mieux qu’avant. Je suis plus en paix avec la mort parce que j’ai eu le temps de faire de bonnes choses. J’ai pas le goût de vivre jusqu’à 96 ans, malade ou souffrant. Mais quand la mort viendra, j’espère juste que ça va se faire vite.
Lorsque je vais à des funérailles, ce qui me touche le plus c’est de voir la peine de mes amis. À mes funérailles, je veux que les gens pleurent aussi... à la limite, ils engageront des pleureuses. Ensuite, je veux que ce soit le party et qu’on lise un de mes textes pour faire rire mes amis. Ça pourrait être un peu comme une sorte de dernier show.
Qu’aimeriez-vous que vos enfants se rappellent de vous après votre décès?
Que je les aimais, que j’essayais de faire du mieux que je pouvais. Que j’étais là s’ils avaient besoin de quelque chose... Je ne suis pas le gars le plus habile ni le plus fiable, et j’ai plein de défauts, mais j’ai réussi à les aimer. Pourtant, avec la vie que j’ai eue, je ne pensais pas que ce serait possible.
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Publié dans la revue Profil