Certaines personnes sont nées sous une bonne étoile. Tout leur réussit. Pour Marie, être la fille de Michel Fugain la mettait sans nul doute dans cette catégorie. Quand on a un père qui chante la joie de vivre sous tous les airs, on ne peut y être indifférent. Mais la vie donne et reprend... Sans trop savoir pourquoi, il arrive que le ciel se couvre et que la bonne étoile se retire. L'habitude des jours heureux rend alors le malheur plus cruel. Les outils manquent, la compréhension aussi. La perte de Laurette, sa jeune soeur de 22 ans, sera le début d'un long périple où la mort prendra souvent le premier rôle, à son grand désarroi. Il aura fallu beaucoup d'ombre à Marie Fugain pour qu'elle retrouve enfin son étoile égarée. C'est peut-être pour cela que, par ses yeux, elle sait si bien la faire briller.
Dix ans après le décès de votre soeur, vous écrivez un livre qui s'intitule « Moi, on ne m'a jamais demandé comment j'allais, pourtant Laurette était ma soeur ». Quelles ont été les retombées ?
Quand j'ai commencé à écrire, je ne savais pas trop ce que j'allais dire aux gens. Dans ma famille, on ne s'est jamais vraiment épanché dans les magazines. Ce n'était donc pas un réflexe pour moi de raconter ma vie. C'est en écrivant que je me suis rendu compte qu'il y avait beaucoup de choses qui n'étaient jamais sorties. Par moment, c'était très douloureux à revivre. Mais au fur et à mesure que les mots sortaient, je sentais que je m'allégeais. Voir les mots sur papier faisait en sorte que je souffrais un peu moins. Ils n'étaient plus à l'intérieur de moi...
Écrire ce livre a été une sorte de psychothérapie; celle que je n'ai jamais pu faire, parce que parler avec quelqu'un qui ne me répond pas ne m'intéresse pas. J'ai essayé deux fois. La deuxième fois, j'ai dû recommencer toute l'histoire. J'étais déjà épuisée avant même d'avoir commencé.
J'ai reçu plusieurs lettres de gens dans la même situation que moi qui ne s'en sont toujours pas remis après 20 ou 30 ans. Ils avaient ressenti la même douleur, le même manque, la même incompréhension. À la lecture de mon livre, ils se sont reconnus et m'ont envoyé des messages magnifiques dont plusieurs m'ont émue aux larmes. J'ai tout gardé.
Par votre titre évocateur, vous dites clairement avoir été négligée. Qu'aimeriez-vous dire à propos de ceux qui sont laissés pour compte dans leur deuil ?
En fait, je les appelle les oubliés de la douleur. Cela peut tout aussi bien être des frères et des soeurs que des grands-parents ou des copains d'école. Il y a toute une catégorie de gens à qui on ne demande pas comment ils vont à la suite d'un deuil. Cette hiérarchie de la douleur est insupportable dans notre société. Déjà, à la base, quand on est une soeur, forcément on a moins mal que les parents. Personne ne souhaite vivre la mort d'un enfant et je ne veux même pas imaginer. N'empêche que, pour moi, perdre ma soeur voulait dire perdre ma complice. Elle aurait dû faire irruption mille et une fois chez moi, comme elle le faisait quand elle était là. Le fait que ma douleur n'ait pas été prise en compte signifiait un refus d'admettre que le manque de ma soeur puisse me faire mal.
Dans cette épreuve, vous avez eu de la difficulté à dire votre douleur par peur de déranger. Les gens en ont déduit que vous étiez forte. Si vous aviez pu exprimer vos émotions, croyez-vous qu'on vous aurait accordé plus de soutien ?
J'ai rapidement compris que ma douleur, je la vivrais seule. Que si je l'exprimais, personne ne la recevrait. Parce que j'étais l'aînée, je devais être là pour mes parents, ainsi que pour mon jeune frère qui n'avait que 9 ans. J'avais un rôle à tenir, même si je ne le voulais pas. Je n'avais pas le choix. Quand on vient vous demander toute la journée « comment vont tes parents ? » et qu'on ne vous demande jamais comment vous tenez le coup, il y a une part de vous-mêmes qui se dit « voilà mon rôle d'aînée ».
Mes parents avaient décroché complètement. Ils n'arrivaient pas à se comprendre entre eux et étaient tournés vers leur propre douleur. Ils disaient être morts en même temps que leur fille. C'est qu'on était encore là nous, bien vivants ! Ça fait mal d'entendre ça. Malgré tout, je suis revenue habiter sur la propriété familiale, en pensant qu'il serait bon de revenir tous ensemble, dans un esprit de meute. Puisqu'il manque une pièce au puzzle, il faut le refaire avec une pièce en moins. Mais j'étais la seule à penser ainsi, à essayer de réparer.
Finalement, la famille a complètement éclaté. Ma mère a adopté une cause, la Fondation Laurette pour le don de moelle osseuse, et mon père a eu tellement peur d'être entouré par la mort qu'il est parti se réfugier ailleurs. Il a refait sa vie. Du coup, je lui en ai voulu, car j'avais besoin d'un père. Ce n'est pas parce que j'avais 29 ans que je m'en sortais mieux, ou que j'avais moins mal. La douleur n'a pas d'âge... j'étais redevenue une petite fille.
La séparation de vos parents était-elle prévisible ?
Dès le départ, les infirmières les avaient mis en garde en leur disant de faire attention. Dans une telle situation, le couple devient très fragile. Mais je me suis toujours refusée à regretter ce qui s'était passé. Je travaille plutôt sur l'acceptation, pas sur le regret, parce que je sais à quel point le moment présent est important. J'essaie également de ne pas vivre dans la nostalgie, même si elle s'immisce en moi de temps en temps. La nostalgie de ce temps où Laurette était là, parce qu'on était une famille géniale... Mais elle n'est plus pareille, et c'est très dur.
Votre frère se reconnaît-il dans ce que vous décrivez ?
Non. Il n'a pas les mêmes souvenirs que moi, de la même façon qu'il n'avait pas les mêmes rapports avec elle. Mais ce livre, je l'ai aussi écrit pour lui, parce que je voulais que Laurette reste sa soeur avec ses qualités et ses défauts. Vous savez, c'est difficile de grandir dans l'ombre de quelqu'un qu'on idéalise. Et souvent les morts ont cette place-là. C'est insupportable pour ceux qui restent, car on ne peut pas atteindre cette perfection. Même elle ne l'avait pas. Il faudrait arrêter d'idéaliser les gens qui sont partis.
Comment ont réagi vos parents à la sortie de votre livre ?
Mon père a réagi comme un homme; revivre tout ça lui a fait mal. Ce fut difficile pour lui. Ma maman, quant à elle, l'a pris comme une mère. Elle pensait avoir fait de mauvais choix, elle s'en voulait. Je lui ai dit de ne pas culpabiliser, que ce n'était pas un règlement de compte, mais simplement ma façon de leur dire qu'ils m'avaient manqué. J'étais perdue sans savoir où aller, seule dans une forêt noire. Je n'avais plus ma lumière et ne voyais plus la leur.
Devant la maladie de quelqu'un qu'on aime, l'espoir d'une rémission nous fait parfois passer à côté des adieux. Ce fut le cas pour vous, n'est-ce pas ?
J'étais avec Laurette quand elle est morte et je me souviens avoir erré dans les couloirs comme si je sortais d'un combat de boxe. J'étais complètement K.O. Ça faisait un petit moment que le personnel de l'hôpital savait qu'elle allait droit dans un mur. Mais pour nous, sa mort était impossible. Avec le recul, je sais aujourd'hui que je n'ai pas voulu voir qu'elle n'en pouvait plus. J'étais dans le déni total. À l'époque je n'aurais pas su ni voulu lui dire adieu. Ce qui est dommage dans notre société, c'est que, contrairement à la communauté africaine, par exemple, on ne sait pas célébrer la mort. C'est pour ça qu'elle est difficile. On a peur de l'absence et on a peur de la douleur. Pour eux, la mort est un passage. Ils ne se battent pas contre elle. Peut-être faudrait-il se rapprocher de certaines cultures pour grandir un peu.
Vous avez dû annoncer la mort de Laurette à vos parents, comment leur avez-vous appris ?
Ils venaient de quitter l'hôpital... J'en ai voulu beaucoup à Laurette de m'avoir fait ce coup-là. Après dix minutes de réflexion, je ne savais toujours pas comment m'y prendre. Finalement, j'ai simplement dit qu'il fallait revenir. Ils ont tout de suite compris.
Aviez-vous abordé le sujet des dernières volontés avec votre soeur ?
Ah... le moment douloureux de la question de ma mère : « Qu'est-ce qu'elle aurait voulu... » Je sais maintenant qu'il vaut mieux donner un ou deux indices à notre entourage le plus rapidement possible, parce qu'on peut partir du jour au lendemain. Gamine, Laurette disait qu'elle ne voulait pas être enterrée pour ne pas être bouffée par les asticots. C'est tout ce qu'on avait. Ma maman n'arrivait même pas à parler de cercueil, donc le lit de voyage de Laurette fut enfoui sous les nounours, à la demande de ma mère qui ne voulait ni fleurs, ni couronnes. Les funérailles de ma soeur furent très poétiques, mais le fait de vouloir trop embellir les choses n'aide pas nécessairement à voir la réalité en face.
Qu'est-ce qui peut aider à accepter la mort selon vous ?
En parler. Mettre la mort au même pied d'égalité que la vie. Changer de mentalité. Tant qu'on n'acceptera pas la mort, on la vivra difficilement. Peut-être qu'à l'école aussi il faudrait en parler. Ce n'est pas plus facile pour un enfant de perdre un copain. Il est à l'aube de sa vie, on lui apprend à parler, à écrire et à lire, on lui apprend la sexualité, mais on ne lui apprend pas à perdre un ami. Il y a un non-sens total.
Parlez-vous de la mort avec vos enfants ?
Je ne veux pas que la mort soit taboue et je suis bien placée pour leur en parler. Du coup, ils me posent plein de questions : Comment ça se passe ? Où on va ? Je leur réponds que je n'en sais rien, mais que ceux qui sont partis sont toujours avec nous. Ils nous protègent, nous aiment et nous guident. C'est important de le savoir.
Vous vous êtes mariée peu de temps après le décès de votre soeur. Quel impact ce deuil a-t-il eu sur votre mariage ?
Le jour de mon mariage, ma mère avait mis une photo de ma soeur sur un voile qu'elle avait. Je comprenais son besoin d'avoir Laurette avec elle, mais j'étais partagée. C'était mon mariage et j'avais envie que ma mère soit heureuse pour moi. Que la tristesse ne soit pas invitée, que les douleurs soient épinglées sur un mur du vestiaire. J'avais envie que cette journée soit la mienne et que le deuil n'y soit pas. Quand j'ai vu ma maman pleurer à la mairie, j'aurais souhaité que ce soit uniquement par bonheur, mais je savais que ce n'était pas le cas... Comment aurais-je pu lui en vouloir ? Alors, j'ai dû prendre du recul, car l'absence de Laurette était difficile pour moi aussi.
Il vous aura fallu huit ans avant de retrouver votre lumière intérieure. Avez-vous dû y mettre beaucoup d'efforts ou cela s'est-il fait simplement avec le temps ?
Je pense que c'est un tout. C'est le temps d'abord qui a fait beaucoup. Mon tempérament optimiste m'a fait dire tout au long de ces années que j'allais y arriver. La vie nous fait des croche-pieds, mais il y a forcément une raison; une raison pour laquelle Laurette n'est plus là, un truc que j'ai à comprendre. Avec le temps, on accepte, on ne se bat plus contre des moulins à vent. La douleur est devenue ma meilleure ennemie. Elle marche à mes côtés, mais je la tiens en respect. Par moment, elle a un peu le dessus sur moi quand le manque est trop lourd. Alors, je la repousse et lui dis : « Ce n'est pas ta place, ta place est à côté. » C'est ainsi, au fur et à mesure, que ma lumière est revenue.
Mais comment avez-vous fait pour tenir votre douleur en respect quand votre premier fils est né quelques mois après ce décès ?
À cette époque-là, je ne la tenais pas du tout en respect. Lorsque j'étais enceinte, c'était un pot-pourri d'émotions, je n'arrivais pas à vivre les deux. J'appelais ma mère en larmes en lui disant que mon enfant allait sentir que j'étais en train de pleurer et qu'il serait traumatisé. Ma mère me répondait : « Tu es enceinte et tu viens de perdre ta soeur, tout va se mélanger et c'est normal. Ta douleur fait partie de la vie de ton fils. Pleure si tu as envie de pleurer, tu vas être heureuse de toute façon. »
Votre mari n'était pas un peu inquiet ?
Mon mari est arrivé dans la famille en plein dans l'oeil du cyclone. Il ne comprenait pas pourquoi je n'orientais pas plus ma vie vers notre couple. J'avais beau lui expliquer que je voulais bien, mais que j'étais dépassée par les deuils qui s'enchaînaient.
Moins d'un an après la mort de Laurette, ma grand-mère est décédée. Sa maison était collée à la nôtre et nous étions très près d'elle. Mon grand-père l'a suivie par la suite en mettant fin à ses jours de façon radicale et brutale. C'est ma mère qui l'a trouvé pendu, avec des traces de larmes sur son visage. Il ne supportait pas l'absence de sa femme et ne trouvait aucun intérêt à vivre sans elle. J'avais commencé ma vie avec une famille unie, beaucoup de chance et le luxe d'avoir des parents qui s'aimaient. Et voilà, ma famille me lâchait de partout et une grande amie que j'aimais très fort mourrait du cancer. Ce fut une vraie claque.
J'ai dû suivre des cours de rattrapage, car avec deux enfants je ne pouvais pas me la jouer « Diva qui pleure sur son sort ». Malgré ta douleur ma petite cocotte, tu vas te lever et aller bosser. Pendant des années, j'ai été en colère contre la terre entière. Je ne comprenais pas pourquoi c'était ma soeur qui était partie, alors qu'il y a une brochette de connards qui nous entourent, qui font du mal et qui ne payent jamais. Longtemps, j'ai eu cette impression que la mort servait à payer une dette. Aujourd'hui, je ne pense plus de la même façon. Depuis que Laurette est morte, j'ai compris qu'une âme c'est beaucoup trop fort pour disparaître ainsi. Après son décès, j'ai senti ma soeur très souvent autour de moi. Pour avoir eu plusieurs messages de sa part, je sais qu'elle n'est pas très loin. Nous sommes nombreux à y croire, mais malheureusement, c'est un peu comme la mort, on n'en parle pas en société parce qu'on a peur de passer pour un fou.
Pourrait-on dire que la mort de Laurette a provoqué une certaine ouverture sur l'impalpable ?
Plus que ça. La mort de Laurette m'a fait comprendre ma mission sur Terre. Je l'ai comprise avec le livre. Quand j'ai tendu la main sans trop réaliser ce que j'étais en train de faire, les gens l'ont attrapée parce qu'ils en avaient besoin. Je suis actrice depuis l'âge de 6 ans. Le livre que j'ai écrit a donné une autre dimension à ma vie. Par mon vécu, je pouvais servir de guide, je pouvais aider les autres. J'ai donné une conférence en France sur ce sujet-là et ce fut fascinant. Ça m'a permis d'aller à la découverte des gens, de me connecter à eux. Quand on comprend mieux le sens de la vie, elle devient souvent plus belle.
Alors que tout se plaçait enfin, vous êtes venue vous installer au Québec. Pourquoi ?
J'avais besoin de partir. Comme je ne suis pas chauvine pour deux sous et que mon mari est québécois, j'ai choisi de mettre un océan entre mes parents et moi. J'avais besoin d'une distance entre leurs problèmes et les miens, pour me reconstruire et reconstruire mon couple. Car nous avons traversé des périodes très difficiles tous les deux. Il faut savoir choisir ses combats, des combats qui ne nous épuisent pas. À un moment donné, pour aimer sa vie et son quotidien, on doit arrêter de vouloir contrôler les choses sur lesquelles on n'a pas de prise. J'ai lâché du lest, et ça m'a fait du bien.
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Printemps 2013