Ceux qui doutent des bienfaits d’une bonne alimentation n’ont qu’à regarder Louise Lambert-Lagacé. Cette nutritionniste de 80 ans, pleine de vivacité et au sourire radieux, auteure de succès de librairie traduits en plusieurs langues, connaît mieux que quiconque l’impact des aliments sur la vie des gens. Aujourd’hui, pour les lecteurs de notre revue, elle a accepté de relever un nouveau défi : celui d’accompagner les personnes endeuillées à travers le quotidien des repas.
L’alimentation joue un rôle déterminant dans notre capacité à reprendre des forces lors d’une épreuve majeure. Comment fait-on pour donner du sens aux repas quand le chagrin nous retire le goût de vivre ?
Au départ, je pense qu’il faut retravailler le rituel du repas. C’est un moment pivot dans la vie, car manger, ça veut dire vivre. Et dans le deuil, il faut parfois se conditionner pour vouloir continuer de vivre et réapprivoiser notre goût à la vie.
Quand on perd un être cher avec qui on vivait au quotidien, il y a plein d’autres choses qu’on perd aussi. Donc, si on était habitué à manger avec la personne décédée, il faut essayer de repenser tout ça. Peut-être qu’il serait bien de ne pas manger à la même place, ça peut être dans une autre pièce en écoutant de la musique, avec un horaire qui nous convient, manger des choses que notre conjoint n’aimait pas, récupérer une certaine liberté. On peut aussi manger en écoutant une émission de radio ou de télé avec un animateur qu’on aime entendre. L’idée c’est de faire en sorte qu’on sente moins l’absence de la personne qui nous a quittés. La routine des repas revient quand même trois fois par jour, ce n’est donc pas quelque chose d’exceptionnel, mais c’est grandement important.
Pour ce faire, il est bon de solliciter de l’appui, c’est-à-dire d’essayer autant que possible de ne pas manger seul. Parce que quand on mange seul, on a moins d’appétit et on a moins le goût de cuisiner. Partager un repas avec quelqu’un amène une dimension sociale et ajoute du plaisir au fait de seulement s’alimenter.
L’appétit n’est pas toujours au rendez-vous en période de deuil. Y a-t-il des façons pour y remédier ?
Il y a deux façons. La première est de penser à des choses faciles à cuisiner et à digérer. Certains aliments, comme les oeufs pochés ou un bol de yogourt, vont descendre plus facilement. Vous pouvez aussi manger de plus petits repas, c’est-à-dire manger plus souvent des petites quantités. On peut même aller vers des boissons super nutritives de type smoothies faites avec notre mélangeur. Au bout de la journée, on a quand même mangé.
L’autre façon c’est de se tourner vers des aliments qui nous font plaisir. Quelque chose qui sent bon et qui goûte bon. Vous aimez la crème glacée ? Alors, allez-y avec un bol de crème glacée ! L’essentiel, c’est de manger. Plus on mange régulièrement, plus on a faim. Moins on mange, moins on a faim. On perd l’appétit à force de moins manger. C’est très physiologique. Quand on voit de la nourriture, il y a de petits enzymes qui sont sécrétés et qui commencent à faire leur travail. Par exemple, les sucs d’une viande en train de cuire ont une odeur qui donne de l’appétit.
Il faut se rappeler l’importance de ne pas sauter de repas. Car notre réservoir d’énergie est un peu comme notre réservoir d’essence : il est bon pour un certain nombre d’heures. On ne s’en rend pas compte, mais quand on ne mange pas suffisamment, on dépérit et on est de moins en moins en forme. Il faut manger au moins trois repas par jour. Et si la situation ne permet pas de prendre un vrai repas parce que notre horaire est bousculé les jours qui suivent le décès d’un proche ou après les funérailles, on peut se rattraper avec du bon grignotage. Grignoter des noix, c’est excellent ! Les noix de Grenoble sont les plus douces, c’est presque du beurre !
Avez-vous des petits trucs pour aider à se mettre en action et cuisiner lors des mauvais jours ?
On regarde Ricardo… ou une autre émission de cuisine. Ça donne le goût de cuisiner. Du moins, ça ouvre l’appétit. On peut aussi acheter des revues de recettes, parce que toujours faire la même chose ce n’est pas stimulant, tandis que d’essayer quelque chose de nouveau, oui.
Mais il faut être en forme pour ça. Quand on n’a pas le goût de cuisiner, on n’essaiera pas une recette avec 15 ingrédients. Il faut viser des recettes simples. Parfois, il suffit de mettre quelques aliments ensemble, comme pour une salade niçoise par exemple, qui demande simplement un peu de thon, un oeuf cuit dur, des tranches de tomate et une petite laitue.
Vous savez, la mode d’aujourd’hui nous invite à décomposer des recettes classiques. Prenez la pavlova, un dessert meringue, crème fouettée et fraises qui, dans sa version originale, est une recette compliquée. Sa version « décomposée » est beaucoup plus facile à faire, ce qui n’empêche pas d’avoir tout le plaisir dans l’assiette. Le but est d’alléger le travail, car si c’est trop gros, on ne le fera pas.
Je me souviens, il y a très très longtemps, quand j’étais jeune mariée et que j’avais un jeune bébé, j’étais déprimée. Il y avait un ananas dans ma cuisine et juste l’idée d’avoir à le préparer était devenue une montagne. Dans certaines situations, ça ne prend pas grand-chose pour nous décourager ou pour démissionner. Alors il faut essayer de diminuer les montagnes.
De quelle manière peut-on se faciliter la tâche ?
Il faut d’abord avoir sous la main tout ce qui est nécessaire pour cuisiner, autant dans le frigo que dans le garde-manger. Car s’il faut aller faire les emplettes au moment de préparer les repas, on ne cuisinera pas et on ne mangera pas. S’il n’y a rien dans le frigo, on est plutôt mal pris. Ceux qui ont des enfants, n’hésitez pas à leur demander d’aller faire les courses pour vous. C’est une aide appréciée, et la plupart de nos proches veulent aider quand on est en deuil. Vous pouvez leur demander d’acheter un petit poulet tout cuit. On le déshabille un peu alors qu’il est encore chaud et ça nous donne de bons morceaux pour au moins 4 repas. Et si on ne prévoit pas tout manger dans les prochains jours, on met la moitié au congélateur.
Cuisiner avec une amie est un autre bon truc. On peut en profiter pour faire deux recettes différentes que l’on se partagera. Ça permet d’avoir des réserves pour les jours qui viennent. Et si on peut se le permettre, il y a également le restaurant. Le fait de sortir et de voir des gens est également une façon de se mettre en action. Sans compter que se faire servir, ça fait du bien.
Y a-t-il des aliments plus bénéfiques que d’autres pour prendre soin de soi et se sentir mieux ?
Prendre soin de soi demande souvent plusieurs petits réajustements. Le deuil nous rend très vulnérables sur le plan de la santé, surtout lorsqu’on a pris soin d’un proche qui est décédé après une longue maladie. On s’est habitué à prendre soin de l’autre et on a oublié de prendre soin de soi. Il faut donc réapprendre à se traiter avec les mêmes égards.
Les personnes en deuil auxquelles je me réfère sont souvent un peu plus âgées. Et au Québec, le tiers des personnes âgées souffre de malnutrition. Il y a un travail à faire de ce côté pour prévenir la fragilité et maintenir l’autonomie. Donc, si on veut avoir des aliments qui maintiennent notre force et notre masse musculaire, on se tourne vers les protéines. Et dans ce domaine, le fameux yogourt grec est champion ! Avec une demi-tasse seulement, on a suffisamment de protéines. Ça peut aussi être un morceau de poisson blanc ou encore des boissons nutritives de type Ensure hyperprotéiné. Il ne faut pas oublier que si on perd notre force et notre masse musculaire, on perd notre autonomie.
Pour aider à se sentir mieux, il y a toute la gamme des aliments qui ont un effet apaisant, c’est-à-dire les féculents. On parle ici de pain, de pâtes et de riz par exemple. Ces aliments-là vont permettre une meilleure sécrétion de sérotonine, un neurotransmetteur qui rend plus calme et plus serein. Cela dit, si on veut être serein et conserver notre masse musculaire, il faut manger plus que des pâtes.
Maintenant, parlons du sucre, notre fameux sucre. Il peut calmer lui aussi, mais au point de nous endormir. Donc, ce n’est pas l’idéal. On peut l’utiliser en petite quantité, mais on ne devrait pas l’utiliser pour se sentir mieux. Cependant, quand on est en deuil, ce n’est pas le temps d’entamer une période de sevrage. On essaie seulement de ne pas mettre trop l’accent sur le sucre sous prétexte que ça donne de l’énergie, car l’énergie qu’il procure ne dure pas longtemps, il fait plutôt le contraire.
Si vous aviez à faire une trousse d’urgence alimentaire pour quelqu’un qui traverse une épreuve difficile, qu’y mettriez-vous ?
Dans le garde-manger, au départ, j’y mettrais un gros sac de noix, du poisson en conserve dans l’huile d’olive, car c’est plein d’oméga-3, ça se conserve bien et ça n’a pas besoin de préparation. J’ajouterais du beurre d’arachide naturel, des tomates en conserve qui peuvent servir pour plusieurs recettes, des sacs de pâtes alimentaires faites de blé entier, des céréales riches en fibres, du gruau, de préférence celui que l’on fait cuire plutôt que les sachets déjà précuits, et des bananes.
Dans le frigo, c’est sûr qu’il y aurait du yogourt, du lait, du fromage, de la crème glacée et des oeufs, parce que des oeufs à la coque et des oeufs pochés c’est facile à faire et à digérer. Il y aurait des fruits et des légumes qui se conservent longtemps, tels que du chou, des carottes, quelques oignons, des pommes, des oranges ou des fruits en bocaux.
Chez les couples âgés, il arrive fréquemment que ce soit la femme qui s’occupe des repas. Lorsqu’elle décède, en plus d’être en deuil, le conjoint est souvent démuni de ce côté. Par quel bout doit-il commencer pour devenir autonome dans la cuisine ?
Ça va être costaud et plus compliqué pour lui. Il va falloir qu’il demande de l’aide à des ami(e)s, qu’il demande aux enfants, s’il en a, de lui cuisiner des plats, ou qu’il se joigne à un groupe de cuisine collective… quoique, quand on est en deuil, la volonté d’apprendre à cuisiner n’est peut-être pas là. De toute façon, ce n’est pas à 80 ans qu’on commence, il faudrait faire de la prévention à ce niveau.
Ils ont également la possibilité d’acheter des repas congelés ou de type Goodfood, mais ça c’est valable pour tout le monde. Aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir des chefs cuisiniers qui se sont convertis en traiteurs pendant la pandémie. Ils nous préparent de bons aliments qui ne demandent qu’à être réchauffés.
Maintenant, disons-le franchement, les hommes en deuil ont tendance à se remettre en couple plus rapidement que les femmes – du moins, c’est ce que j’observe dans mon réseau d’amis – ce qui règle le problème bien souvent.
Que faut-il regarder sur l’étiquette pour s’assurer que les mets préparés sont bons pour la santé ?
Il faut regarder la quantité de protéines qui devrait tourner autour de 15 à 20 grammes par repas. Et ça, c’est un minimum. Ensuite, le sel est souvent un ingrédient qui est en excès, ce qui peut apporter un problème d’hypertension. On ne devrait pas dépasser 2 300 milligrammes de sodium par jour, c’est l’équivalent d’une cuillérée à thé de sel réparti dans tous les aliments. Alors, si dans un repas congelé vous avez 1 200 milligrammes de sodium, ce serait mieux de ne pas le prendre. Idéalement, essayer de ne pas dépasser 600 milligrammes pour un repas. Je suggère également de ne pas mettre de sel dans votre eau de cuisson pour le riz et les pâtes afin de garder votre « budget » de sel pour un morceau de fromage ou quelquechose du genre.
Ça arrive à tout le monde d’avoir des périodes où bien s’alimenter passe au second plan. À partir de quand doit-on s’inquiéter pour notre santé ?
On s’inquiète quand on perd du poids et que ça ne s’explique pas. Si c’est seulement parce que la personne n’a pas suffisamment mangé, il faut qu’elle reprenne les livres perdues. Car quand on perd du poids, on ne perd pas que de la masse adipeuse, communément appelée gras, on perd du muscle. Et quand on est plus âgé, perdre du muscle c’est plus grave.
On a trois grandes composantes dans le corps humain : les muscles, les os et le gras. Avec les années, le gras augmente, les muscles diminuent et les os aussi. Si on ne fait pas attention, ils vont trop diminuer et cette perte va nous fragiliser. Environ 30 % des personnes âgées sont dans un état de fragilité qui les dirige vers une perte d’autonomie. Vous ne le savez peut-être pas, mais les personnesde 65 ans ont besoin de plus de protéines que celles de 45 ans. Donc, pour récupérer le poids perdu, on fait de l’exercice et on mange des protéines, ça peut être du poulet, des légumineuses, du tofu ou encore du lait de soya qui est une bonne valeur et qui peut rendre de grands services. Évitez les autres laits végétaux, car ils ne nourrissent pas.
Quels sont les signes de carence alimentaire ?
Ça dépend des carences. Mettons qu’on se sent vraiment moche depuis quelques mois et qu’on se demande ce qui ne va pas, il peut y avoir de l’anémie. Et quand nos réserves de fer sont basses, ça se traduit par une fatigue extrême et le manque de force. Le meilleur moyen de savoir s’il y a des carences alimentaires demeure la prise de sang. Si c’est le cas, il y a des suppléments à prendre pour corriger ça.
Mais il n’est pas nécessaire d’avoir une alimentation déficiente pour prendre des vitamines. Ce n’est pas un luxe, considérant qu’au moins la moitié de la population ne mange pas suffisamment de fruits et de légumes. La beauté des multivitamines c’est qu’elles ne dépassent pas nos besoins et fournissent plusieurs vitamines et minéraux en même temps.
Généralement, les rituels funéraires comprennent un repas qui vient clore les funérailles. À votre décès, quels aliments aimeriez-vous qu’il y ait pour réconforter vos proches ?
Pour commencer, je leur dirais de se choisir un bon chef cuisinier et autant que possible, un de mes chefs préférés. Ainsi, mes proches pourraient se fier à lui pour offrir de belles et bonnes choses à manger. Côté aliments, j’aimerais y retrouver des poissons, des crevettes, de belles salades, beaucoup de légumes et des plateaux de fruits. Une chose est certaine, c’est qu’il n’y aurait pas de chips. Ça ne fait pas partie de ma vie, ça n’a jamais fait partie de ma vie et je n’en voudrais pas même après ma mort.
Avez-vous un dernier message à adresser aux personnes endeuillées ?
Selon des enquêtes nutritionnelles faites au Québec et au Canada, les personnes qui souffrent de malnutrition et dont il manque beaucoup d’éléments sont les personnes qui sont déprimées et qui souffrent de solitude. Le deuil peut amener ces états-là, parce que la santé mentale, physique et émotionnelle est chamboulée. Plus le deuil est intense, plus il bouscule notre santé.
Mon mari a 90 ans et j’en ai 80. Nous sommes des personnes âgées et nous croyons qu’il est possible de vieillir mieux. Et vieillir mieux, ça veut dire passer à travers des deuils en prenant soin de soi. C’est pour ça qu’il faut faire encore plus attention à son alimentation… si on ne veut pas être le prochain.
En résumé
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil