De son propre aveu, Lise Dion dit qu’elle n’a jamais fait les choses comme les autres. Que peu importe ce qu’elle fait, elle déclenche des éclats de rire. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Lise Dion a un don! Celui d’évacuer nos soucis quotidiens et d’apporter un certain répit aux personnes éprouvées. Et puisqu’elle-même n’a pas été épargnée, elle peut affirmer sans réserve que le rire, à lui seul, soulage bien des maux.
À l’âge de neuf ans, vous avez perdu votre père. Comment avez-vous vécu ce tragique événement ?
En entrant à la maison avec ma mère, mon père était étendu par terre au travers du corridor. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite parce qu’il avait les pieds dans une chambre et la tête dans l’autre. Je pensais que c’était un voleur. Ma mère m’a envoyée immédiatement chercher du secours et c’est en revenant que j’ai vu le visage presque tout bleu de mon père avec les yeux révulsés. Il n’était pas encore mort, mais ma mère était en panique totale. Quand j’ai réalisé que la vie se retirait de son corps, j’ai également réalisé que j’étais en train de perdre mon allié, mon grand ami. Je me suis sentie vraiment seule. Ma mère avait complètement « disjoncté » et disait des blasphèmes horribles. Quand la morgue est venue le chercher, les voisins m’ont pris en charge pour m’épargner. La mort de mon père a été tout un choc pour moi.
Il faut savoir que lorsque mes parents m’ont adoptée, ma mère n’était déjà plus jeune et avait 10 ans de plus que mon père. Elle se retrouvait donc à 53 ans avec une enfant de neuf ans, et ce n’était pas la vie qu’elle souhaitait. Elle voulait être avec Maurice, mon père. Ce n’était pas le grand amour, elle et moi, à ce moment-là. Au départ, je pense qu’elle n’était pas totalement d’accord avec l’idée de m’adopter quand j’étais bébé. Je crois que c’est mon père qui a insisté.
Comment se sont déroulées les funérailles ?
Dans ce temps-là, c’était trois jours d’exposition. Ma mère a été sous médication pendant tout ce temps et j’ai l’impression que la famille lui en a donné un peu plus que prévu. Elle n’était plus là du tout, je l’ai perdue complètement. Elle ne pouvait pas me soutenir. À voir l’état de ma mère, je me demandais comment elle passerait au travers. Je ne savais pas si j’allais la garder longtemps. J’avais peur d’être abandonnée. Par la suite, il m’est arrivé souvent la nuit d’aller voir si elle respirait.
Le retour à la maison n’a pas dû être facile
Je suis allée vivre chez mon oncle pendant quelques mois, le temps que ma mère remanie la maison et qu’elle se départisse des affaires de mon père. Elle a repeint les pièces et donné certains meubles. Le retour à la maison s’est donc fait plus tard pour moi, dans une ambiance plutôt morbide. Je me rappelle qu’on enjambait la place où mon père était tombé et que, parfois, ma mère lui mettait son couvert pour le souper.
Pendant un an, elle a porté le deuil ; il n’y a pas eu de télévision et je n’ai pas pu recevoir mes amis. J’étais seule dans mon petit coin, ma mère était seule dans son chagrin. Le deuil était si lourd… Quand on dit que quelqu’un laisse un vide énorme, eh bien chez nous, en plus d’être vide, c’était froid. Elle ne s’en remettait pas et se punissait en voulant être seule le plus souvent. Il aura fallu un an avant qu’elle ne retrouve un certain goût de vivre. Elle ne riait pas beaucoup, mais petit à petit, c’est revenu.
Qu’est devenue la petite fille que vous étiez avant le décès de vote père ?
J’ai pris sur moi la responsabilité de surveiller ma mère et je suis devenue, en quelque sorte, un « parent ». L’enfance était finie. Vous savez, pendant la guerre, alors que ma mère était religieuse en Bretagne, elle a passé quatre ans dans un camp de concentration et elle est revenue avec un caractère étrange. Déjà, avant le décès de mon père, elle n’allait pas bien. Après, son monde a basculé complètement, mais le mien moins.
Pouviez-vous vous confier à certains membres de votre famille ? À des amis ?
Pas tellement, parce que ma mère s’était éloignée de la famille de mon père. Ce sont surtout des voisines qui m’ont aidée. On vivait à Montréal en plein centre-ville et, dans ce temps-là, les voisins s’entraidaient beaucoup.
Aviez-vous tout de même des moments de joie ?
Dès la minute où je sortais de chez moi, j’étais capable de faire abstraction de ce qui se passait à la maison. Mais il n’aurait pas fallu que je perde mon père à l’adolescence, parce que je ne pense pas que j’aurais pu retrouver une certaine joie. L’adolescence a été dure pour moi.
Vous avez fait une tentative de suicide à 18 ans. Quel a été l’élément déclencheur ?
Je pense que c’est une accumulation de plusieurs choses, dont le fait que ma mère était très sévère avec moi. Déjà, à l’âge de 11 ans, je lui avais dit : Pourquoi tu ne me mets pas dans une cage, parce que là je ne peux plus rien faire ! J’avais le sentiment d’être prisonnière. Quand je parlais avec mes amies sur le balcon, elle sortait pour me dire qu’elle allait se suicider. Ça me mettait à l’envers chaque fois. À 18 ans, pour ma fête, mes amies m’avaient organisé une surprise, elle a fait une crise pendant la fête. C’était tout le temps comme ça. Alors quand j’ai eu un amoureux et que mon cousin, dont j’avais été victime d’inceste, a voulu me dénoncer à ma mère, j’ai démissionné. J’ai pris des médicaments.
Lorsque ma mère est venue me voir à l’hôpital, je n’étais pas dans ma chambre. C’est en voyant le matelas sans literie qu’elle a pensé que j’étais morte. J’étais allée passer des tests et je l’ai vue courir dans le corridor avec son ourson sous le bras. C’est là que je me suis dit qu’elle avait assez souffert. Que je ne pouvais pas en rajouter. Alors, ma propre douleur, je l’ai mise sur la glace.
Le fait d’avoir mis votre douleur sur la glace a-t-il un lien avec votre métier d’humoriste ?
C’est vrai que le rire peut cacher de grosses peines, mais c’est aussi une façon de se libérer. À l’âge de 13 ou 14 ans, j’ai réalisé le pouvoir du rire. Dès que j’ai commencé à faire rire les jeunes autour de moi, j’ai vécu moins d’intimidation. Le rire a un grand pouvoir de séduction et je suis venue au monde pour faire rire.
Remarquez que ma mère ne riait pas tellement de mes blagues, mais elle a vu le début de mon succès et elle était très fière de moi. D’ailleurs, depuis son décès, c’est un de mes grands regrets. J’aurais aimé qu’elle y assiste plus longtemps, ça m’aurait permis d’avoir les moyens de la gâter.
Votre mère est décédée à l’âge de 80 ans. En quoi cette expérience fut-elle différente pour vous ?
Ma mère est morte d’une embolie pulmonaire. Ça faisait deux jours que j’essayais de la contacter. Elle sortait beaucoup, mais le soir, habituellement, elle était chez elle. À ce moment-là, je me préparais pour une émission de télévision. J’étais très stressée et très occupée. Le lendemain matin cependant, j’ai appelé le concierge pour qu’il aille voir, parce que j’étais vraiment inquiète. Il m’a rappelée 45 minutes après pour me demander de venir tout de suite. Comme il ne voulait pas répondre à mes questions, je me doutais bien de ce qui m’attendait.
J’ai vomi de Longueuil à Montréal. À tout moment, j’arrêtais mon véhicule pour régurgiter. Ma peur, c’était qu’elle soit tombée par terre sans pouvoir m’appeler. Je l’imaginais en état de panique avant de mourir, avec le visage en souffrance. Mais finalement, elle est morte en douceur. Elle s’est levée pendant la nuit, sans doute qu’elle ne devait pas être bien, elle s’est assise sur le divan et elle est tombée sur le côté.
J’avais tellement de remords… deux jours qu’elle était morte ! Ils ont attendu qu’elle soit partie pour la morgue et ils ont aéré l’appartement. Ce fut très difficile pour moi d’entrer. Ça sentait la mort. C’est une odeur particulière la mort, une odeur difficile à décrire. Même si tu ne l’as jamais sentie, tu sais que c’est ça. J’ai fait vite. J’avais besoin de ses vêtements pour les funérailles, ainsi que ses cartes d’assurance maladie et d’assurance sociale.
Y a-t-il quelque chose de particulier qui vous a marqué au moment des funérailles ?
Au salon funéraire quelqu’un m’a dit : Il va falloir que tu sois forte et que tu arrêtes de pleurer. Excuse-moi ! J’ai deux jours de salon, je peux-tu brailler s’il te plaît ! J’ai-tu le droit d’avoir de la peine ? Ça me choque tellement ce genre de remarque !
C’est comme lorsque les funérailles se déroulent en présence d’une urne. Les gens continuent de jaser comme si de rien n’était, comme si la personne décédée n’était pas là. On peut-tu au moins parler d’elle ! On peut-tu laisser notre quotidien de côté et lui rendre hommage ! Avant, on se racontait des anecdotes au sujet du défunt. Maintenant, oublie ça, tout le monde est sur son cellulaire.
Quand le corps est exposé, je trouve qu’il y a un plus grand respect : le ton de la voix baisse, on ressent plus la perte. Ça ne me dérange pas d’être incinérée, mais c’est certain que je veux être exposée. Mes enfants le savent déjà.
Votre mère avait-elle exprimé ses dernières volontés ?
Elle avait commencé à me dire ce qu’elle voulait pour son décès alors qu’elle n’avait que 65 ans. J’en ai entendu parler pendant quinze ans. J’avais toute une liste, dont certaines demandes étaient vraiment spéciales. Entre autres, elle voulait être enterrée dans le même lot que mon père, mais exactement par-dessus lui. Sauf que mon père était mort depuis longtemps et la dame du cimetière essayait de m’expliquer que ce serait difficile, parce qu’elle ne savait pas s’il restait quelque chose du cercueil de mon père. Je l’ai arrêtée net. Je ne voulais pas de détail, tout ce que je voulais c’était qu’elle me dise que ce serait fait.
J’avais également eu droit à une demande inattendue : Si ta vraie mère (qui était sa belle-sœur) vient au salon et qu’elle s’agenouille devant mon cercueil en disant qu’elle m’aimait beaucoup, frappe-la ! Et à mon grand désespoir, c’est exactement ce qui est arrivé. Imaginez la situation ! Pour m’en sortir, lorsqu’elle a mis son manteau avant de partir, j’ai fait semblant qu’il y avait de la poussière dessus : Mais où es-tu passée ? Il y a de la poussière partout ! Et là, je me suis mise à lui taper dessus pour l’enlever.
Ma mère avait pensé à tout. Elle m’avait dit : inquiète-toi pas, tout est payé ! Mais ce n’était pas vrai. Je m’étais retrouvée avec une dette de 6 000 $ alors que je vendais encore des beignes pour gagner ma vie !
Au-delà des demandes de votre mère, y a-t-il quelque chose que vous souhaitiez faire pour ses funérailles ?
Je ne voulais pas la voir dans son cercueil, j’ai donc demandé un cercueil fermé. Quand je suis arrivée au salon funéraire avec ma meilleure amie, elle m’a dit que c’était un passage important, que ce serait bon pour moi de la voir une dernière fois. J’ai dû m’y reprendre trois fois avant d’être capable de me rendre au cercueil, et là, j’ai sauté une coche. Je me suis mise à lui parler, je lui demandais si le cercueil était correct, je voulais savoir si elle aimait la robe que je lui avais choisie… je lui parlais sans cesse. Mes enfants me regardaient et se disaient que j’étais devenue folle.
J’avais demandé qu’elle porte des gros bas de laine parce qu’elle avait toujours les pieds gelés, et ses lunettes pour qu’elle puisse reconnaître mon père là-haut. Je voulais aussi mettre certaines choses dans son cercueil : des lettres, des photos d’elle avec Maurice, des branches avec des « petits minous » qu’elle aimait tant. Ça ne finissait plus. Le responsable au salon était découragé. À la blague, j’ai voulu lui demander si je pouvais mettre le « câble » dans son cercueil, vu qu’elle aimait tellement écouter la télévision. Mais je me suis retenue.
Peu de temps après son décès, on vous a demandé de vider son logement. Étiez-vous prête ?
J’étais surtout fâchée. Ça n’a pas de bon sens ! Ça va donc ben vite aujourd’hui pour effacer une vie de la planète ! J’ai trouvé ça dur de mettre la vie de quelqu’un dans des boîtes. Heureusement, je n’étais pas seule, j’étais avec ma meilleure amie. J’ai beaucoup ri et beaucoup pleuré toute la journée. Ma mère m’avait volé des affaires et, chaque fois que je retrouvais mes chandails ou mes jaquettes, je riais. Dans sa sacoche, il y avait plusieurs de mes bijoux. Ce n’était rien de méchant et ça m’a surtout fait rire.
Le coffre bleu est un livre que vous avez écrit sur une partie de la vie de votre mère. Était-ce une façon de boucler la boucle avec votre passé ?
En quelque sorte. Ce coffre bleu dont je parle appartenait à ma mère. J’ai gardé tout ce qu’il y avait dedans : ses photos, son missel, ses passeports, les papiers d’arrestation du temps de la guerre et tous ses souvenirs, dont certains secrets. C’est en faisant mes recherches pour l’écriture du livre que j’ai vu à quel point elle avait souffert. J’aurais aimé le réaliser plus jeune, ça m’aurait permis de mieux comprendre ses sautes d’humeur. Écrire ce livre m’a fait retomber en amour avec elle. Il a mis un baume sur mes plaies, parce qu’on n’avait pas la plus belle relation elle et moi, même si on s’est retrouvées à la fin.
Est-ce que cette relation avec votre mère a eu un impact sur votre relation avec votre fille ?
Avec ma fille, la relation est très différente, on est pareilles elle et moi. On pense les mêmes choses, on a les mêmes goûts. Le lien est très fort. Pour mes 65 ans, elle m’a offert un tatouage d’une petite fille et de sa mère. Les deux sont liées par une ficelle en forme de cœur. Il est fait en deux parties qui se complètent : moi j’ai la petite fille et elle a la mère. Lorsque je serai décédée, elle saura que je suis avec elle en tout temps.
Vous avez eu votre part d’épreuves. Êtes-vous capable de faire de l’humour en toutes circonstances ?
Ça n’arrête jamais ! Le drame et l’humour se touchent beaucoup. Même que c’est plaisant de désamorcer une situation dramatique avec humour. Le rire, ça détend, ça fait du bien.
Un jour, une dame a écrit pour dire qu’en écoutant mon DVD, elle avait vu son père dans la troisième rangée en train de rire de mes blagues. Pas longtemps après, le cancer le grugeait, il a perdu du poids et il est décédé. J’en parle et j’ai encore le frisson, parce que les dernières images qu’ils ont vues sur le DVD, c’est leur père en santé qui riait.
J’ai régulièrement des témoignages de gens atteints d’un cancer qui viennent me voir pour un autographe ou qui ont écouté mon DVD en faisant leur chimio. Au début, j’étais mal à l’aise, je ne savais pas quoi leur dire. Qu’est-ce que tu dis à quelqu’un qui va mourir? Mais maintenant, ça va. Je leur dis : Est-ce que vous avez tout oublié pendant le spectacle? Oublié les traitements, la mort qui s’en vient? Et ils me répondent oui. Alors j’ai gagné. J’ai gagné, parce que je suis là pour ça, pour que tu puisses t’évader, te changer les idées et ne plus penser à rien.
C’est une belle mission de vie ça !
Je crois, oui, car c’est vrai qu’on fait du bien en faisant rire les gens. Et ça, c’est inné chez moi.
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Publié dans la revue Profil