Je ne suis plus de ceux qui donnent, mais de ceux-là qu'il faut guérir1. Au Québec, un adulte sur sept est aidant naturel, et en majorité ce sont des femmes. Chloé Sainte-Marie était de celles-là. Un aidant sur trois a des problèmes de santé physique, et la santé mentale ne se porte guère mieux. Encore là, elle était du nombre. Très souvent, l'aidant meurt avant l'aidé. Pour Chloé, ce fut une lutte quotidienne qu'elle a failli perdre. Car pendant 17 longues années, elle était de tous les combats... pour son Gilles.
Comment fait-on pour ne pas perdre de vue son identité quand on accompagne quelqu'un qui nous est cher pendant autant d'années?
C'est un peu comme dans une fusion amoureuse, on entre dans l'identité de l'autre sans pour autant perdre la sienne. Mais c'est facile de s'oublier quand on s'occupe de quelqu'un 24 heures par jour, 7 jours par semaine. Et à force de se donner ainsi, on finit par perdre quelque chose d'essentiel : on perd son énergie vitale, et l'usure s'installe. Souvent, l'aidant naturel est l'unique ressource et il donne tout ce qu'il a, gratuitement, sans retenue. S'il y a un désir de retour, ce n'est plus un don. Alors on vire le monde à l'envers pour aider la personne en perte d'autonomie. C'est ça ou la placer en institution. Et qui veut finir ses jours en institution? C'est bien que ça existe, mais je ne pense pas que ce soit enviable. C'est déjà tellement triste et douloureux de voir la personne qu'on aime mourir petit à petit.
Qu'est-ce qui vous a permis de tenir le coup si longtemps?
La poésie et la chanson. Sans ça, j'aurais peut-être abandonné. C'était mon exutoire. C'est là que j'allais chercher mon souffle et mon énergie. Il fallait que je chante. Gilles venait à tous mes spectacles quand il le pouvait. C'était extraordinaire de l'avoir présent dans la salle. Les gens lui faisaient des ovations...
La vie a fait en sorte que j'ai pris soin d'une sorte d'emblème. J'avais un malade célèbre qui était connu partout dans le monde. Par le fait même, j'étais scrutée dans mon accompagnement. Tous les médias étaient tournés vers moi. Qu'est-ce qu'elle va faire? Va-t-elle l'abandonner maintenant qu'il est malade, alors qu'il lui a tout donné? J'avais donc, en plus, le poids de la critique et du regard collectif. Gilles avait mis au monde tellement de gens dans le milieu du cinéma!
Quand la maladie prend toute la place, qu'advient-il de la vie amoureuse?
La vie amoureuse se tasse... elle glisse... Il y a une dimension qui s'en va, qui disparaît. Mais il reste l'amour. Et quand ça arrive, l'amour devient plus fort, terriblement puissant et total. Gilles me disait : prends des amants. Mais comment aurais-je pu faire ça pendant qu'il était malade! Alors, pendant des années, cette partie-là a été en dormance, un peu comme l'herbe quand il manque d'eau l'été.
Y a-t-il eu des périodes plus difficiles que d'autres?
À partir de 2001, je commençais déjà à souffrir d'épuisement. Je pigeais dans mes réserves et j'ai fini par les épuiser totalement. Quand j'ai été moi-même malade, je n'ai eu aucune aide. Ceux qui venaient pour les soins de Gilles n'étaient pas là pour moi. C'était très clair. Pourtant, l'aidante c'est la clé de voûte; il faut aussi en prendre soin si on ne veut pas qu'elle meure.
Mais c'est en 2007 que j'ai vraiment touché le fond. J'étais dans un trou noir et je pleurais tout le temps. J'avais tellement besoin de sommeil que je mettais des couches la nuit pour ne pas avoir à me lever. On m'a trouvé une place pour dormir dans une clinique pour toxicomanes. C'était tout ce qu'il y avait. J'y suis restée une semaine, mais ce n'était pas pour moi. Après ce séjour, je suis allée chez un ami que Gilles adorait et c'est là que j'ai eu une vision : on va faire une maison. Je me suis dit que l'idéal serait de mettre ensemble cinq personnes malades et cinq aidants naturels. Les tâches pourraient ainsi se partager, et ça donnerait des périodes de répit. Travailler sur le projet de Maison Gilles-Carle a été ma porte de sortie.
Comment Gilles vivait-il tout ça?
Une fois, il m'a dit : j'aimerais ça pouvoir participer. À ce moment-là, il ne parlait presque plus. Et pourtant, il avait été capable de dire toute cette phrase-là. C'est dire combien il en avait gros sur le cœur. Ça m'avait déchirée, mais je ne l'ai pas fait voir. J'étais rendue une spécialiste dans l'art de dédramatiser. Je jouais avec lui tout le temps, je lui sautais dessus, je m'assoyais sur lui, je l'embrassais partout. Je lui disais que c'était le fun sa maladie parce qu'on avait droit à une plaque pour handicapé. Tout ce que j'ai pu sortir comme banalités pour le faire rire! Parce qu'il aimait rire.
Quand on a vendu notre maison au carré Saint-Louis pour payer ses soins, on a pris un appartement à Montréal. Il y avait deux préposées qui prenaient soin de Gilles à temps plein, dont une qui couchait chez nous. Ce qui fait qu'il n'y avait pas de place pour moi. Pendant deux ans, je suis allée dormir chez ma mère à Le Gardeur et je faisais le trajet soir et matin. Un jour, lorsque je suis arrivée, il était assis sur le bord de son lit. Quand il m'a vue, il a fait le geste de vouloir en finir en simulant une arme à feu sur sa tempe. Je lui ai dit que j'avais besoin de lui. Il ne l'a plus jamais refait. Mais il a beaucoup souffert.
Étiez-vous présente lors de son décès?
Non, et c'est ma grande peine. Gilles a attendu que je parte avant de mourir. Il savait que je n'étais pas capable de le laisser partir. C'était trop dur. Je m'acharnais. J'aurais aimé pouvoir rester avec lui la nuit. Dormir près de lui tout le temps. Mais je n'étais plus capable.
La veille de sa mort, alors qu'il n'avait pas mangé ni bu depuis 35 jours, et qu'il ne bougeait plus que les paupières, je lui demande : M'aimes-tu Gilles? Si tu m'aimes, cligne des yeux. Il a cligné des yeux tout de suite. C'était tellement touchant! Une quinzaine de minutes plus tard, je demande à nouveau : M'aimes-tu mon amour? Et là, il ne bouge pas, un visage de glace... puis, tout à coup, il me fait un clin d'œil. Il a eu le sens de l'humour jusqu'à la fin.
Avez-vous peur de la mort?
Oui. Et je ne crois pas ceux qui disent qu'ils n'ont pas peur. C'est parce qu'ils ne se sentent pas en danger. Quand on est bien portant, on dit ça avec sa tête. Mais quand l'échéance approche, c'est autre chose. Je les ai tous vus s'accrocher.
Certains disent que le deuil est plus difficile à faire quand le décès est subit que lorsqu'il fait suite à une longue maladie. Qu'en pensez-vous?
Je pense qu'on ne peut pas faire une équation comme celle-là. On parle du deuil, mais en fait, ce n'est pas un deuil, mais des milliers de petits deuils. Quand la mort est subite, tous ces petits deuils arrivent en même temps. Sur le long terme, on voit la personne mourir chaque jour un peu plus. Personnellement, je peux vous dire que c'est très dur. Car quand on voit l'autre mourir petit à petit, il y a quelque chose en nous qui meurt aussi.
Vous êtes issue d'une famille où la religion avait une place prépondérante. Y a-t-il quelque chose dans cette éducation qui vous a aidée à traverser cette marche du combattant?
Mon père était évangéliste et il avait une tête de cochon. Ce n'est pas l'éducation religieuse qui m'a aidée, mais le fait de me braquer contre lui. De le contester. Ça m'a donné la force de combattre. Ce n'est pas pour rien que j'ai choisi un homme de trente ans mon aîné, qui aimait la vie et qui ne jugeait jamais les gens. Je suis allée vers l'antipode de mon père.
Vous êtes très proche des communautés autochtones. Y a-t-il des rituels funéraires dans leurs traditions qui vous inspirent?
Chez les Iroquois, il y a un rituel qui s'appelle Le festin des morts. Une fois aux dix ans, ils déterrent les ossements de leurs morts pour les ressasser, les nettoyer, leur parler, et ensuite ils peuvent les déménager.
C'est un peu ce qu'on a fait récemment avec Gilles. Dans son testament, il avait demandé à être enterré à L'Isle-Verte. De 1986 à 2004, nous y avions une maison ancestrale, une grange de 100 pieds de long et plusieurs bâtiments. Gilles y peignait. Les derniers étés, nous vivions dans la grange, et tout avait été aménagé en conséquence. Nous avons vendu parce qu'il était trop malade.
Comme c'étaient des funérailles nationales, je n'ai pas osé demander qu'il soit enterré à L'Isle-Verte. J'aurais pu, mais j'étais trop épuisée et je ne m'en sentais pas le courage. Pendant les six années qu'il a passées au cimetière Côte-des-Neiges, je sentais que je l'avais trahi. J'ai cessé d'aller le voir le jour où j'ai compris qu'il fallait qu'il parte de là. Je savais bien que ce serait médiatisé, qu'il y aurait des gens qui seraient contre l'idée. C'est lourd comme décision. Mais c'était sa volonté. Il voulait que L'Isle-Verte soit son dernier campement.
Parlez-nous de son dernier voyage
Avant toute chose, pour exhumer un corps, ça prend un acte de la cour; donc il faut un avocat. Mais comme c'était écrit dans son testament, ma demande n'a pas été contestée. Par contre, je n'ai pas pu assister à l'exhumation, car c'est interdit par la loi. Ensuite, ça prend un nouveau cercueil. Je lui en ai fait faire un sur mesure en pin poli par un artisan. Une pure beauté. Je savais que Gilles l'aimerait. Ce sont tous nos amis de l'Isle qui étaient les porteurs. Son cercueil a été placé dans un bateau, et on a fait l'ultime traversée jusqu'à L'Isle-Verte sur mer. Ce voyage a été le plus beau moment de ma vie.
La cérémonie devait avoir lieu au presbytère parce que l'église était en réparation. C'était beaucoup trop petit. On attendait au moins 100 personnes, et tous les habitants étaient invités. C'est alors qu'un ami me dit d'appeler le propriétaire de mon ancienne maison pour lui demander s'il pouvait nous prêter sa grange, « notre ancienne grange ». Sauf que lorsque j'ai vendu en 2004, j'avais tellement de peine que je n'ai pas voulu le rencontrer. J'avais mon notaire, il avait son notaire. Je ne voulais pas le voir et je ne savais même pas son nom. C'était trop dur. Donc, je n'étais pas certaine qu'il accepterait. Il a tout de même dit oui.
Quand on est arrivés dans la grange, on a placé le cercueil sur la table de la cuisine. Gilles aimait tellement cet endroit... Dans la nuit qui a suivi, des gens sont venus passer du temps avec lui et mettre des offrandes. Il y avait des fleurs, des nappes, des poèmes. C'était extraordinaire. Le lendemain soir, j'y suis allée seule avec un ami, une bouteille de vin blanc et deux verres qu'on a placés sur le cercueil. On a passé presque deux heures à boire ce petit blanc et à écrire un poème.
Avez-vous fait une cérémonie?
Oui. Gilles est arrivé le jeudi, et la cérémonie a eu lieu le dimanche. Il faisait beau. Tout était parfait. Il y a eu de nombreux témoignages, et la cérémonie s'est terminée au cimetière. Pour s'y rendre, on a mis le cercueil dans un pick-up et on s'est assis dessus. Une fois rendus, on a eu droit à un moment magique. Un moment Carlien digne de ses films! C'était important pour nous que sa tête soit placée de manière à ce qu'il puisse voir le fleuve. On s'était donné un repère pour la situer, mais un doute s'est installé. Il y en a qui disaient que c'étaient ses pieds. Mais où donc est la tête de Gilles? C'était très drôle...
Par contre, lorsque j'ai mis la première pelletée de terre, là ce fut très dur. Je n'avais pas pu le faire la première fois, car au cimetière Côtes-des-Neiges, on ne peut pas être présent pour la mise en terre.
Qu'en est-il de sa pierre tombale?
On a trouvé une souche infiniment belle au nord de l'île qui venait probablement du Saguenay. Au départ, ce n'est pas ce que je voulais comme monument : je voulais une roche. Mais la souche s'est imposée. Parce qu'on était dans un petit village, j'ai pu faire de la souche sa pierre tombale. Ça lui ressemblait. J'avais plus de liberté pour exprimer ce qu'il était. Sans vouloir critiquer, je trouve que le milieu funéraire est devenu trop organisé, trop rigide.
Retenez-vous de bons souvenirs de ses funérailles nationales?
Ah mais oui! C'était extraordinaire! Il y avait tant de monde, c'était plein. Le moment le plus fort a été quand le glas a sonné en même temps que le corbillard arrivait. Et dans la basilique Notre-Dame, c'était magistral. J'ai chanté pour lui. Je ne sais pas comment j'ai fait, car je n'avais pas dormi depuis une semaine. Il y a des moments comme ça qui nous portent.
Gilles Carle est mort en 2009, cela fait maintenant sept ans. Comment se refait-on une vie après?
On ne se refait pas une vie, on la continue. Gilles est encore là, il est partout. Il m'habite, je ne peux pas vivre sans lui. Je lui demande de m'aider, je l'engueule quand ça va mal. Je lui parle tous les jours. Je n'ai pas coupé la communication et je sens des signes de sa part.
Par exemple, tout ce qui concerne les démarches pour son transfert à L'Isle-Verte me causait un problème important. Je n'avais plus de terre là-bas, pas d'argent pour m'en procurer une, et mon institution financière ne voulait pas me prêter, car je n'avais que des dettes. Je lui ai dit : Gilles, si tu veux aller à L'Isle-Verte il faut que je puisse acheter une terre. Sinon je ne pourrai jamais être là avec toi. Au même moment, j'ai eu l'intuition que je devais demander à Daniel Bélanger, celui qui a construit la Maison Gilles-Carle de Cowansville, d'en acheter une avec moi. Je ne pouvais pas assumer ma moitié, mais je lui verserais des mensualités pour le rembourser. Ça a marché.
Deux mois après, on achetait... Gilles m'avait donné ma réponse. Il ne me restait plus qu'à faire ma part du contrat et lui rendre ce qu'il avait demandé. Aujourd'hui, ce dont j'ai besoin, c'est de venir sur sa tombe, manger avec lui, m'étendre à ses côtés et le sentir près de moi... Son corps est parti, mais son âme demeure.
« La Maison Gilles-Carle, comme lieu de répit, était le rêve que je partageais avec Gilles qui savait mieux que quiconque que seule une aidante reposée et en santé peut alléger le supplice de la personne malade dont elle prend soin. Et il savait que toujours la maladie fait mentir le destin. Car aidante, on le devient du jour au lendemain, d'où l'urgence de faire de cette cause celle de demain. »
— Chloé Sainte-Marie
fondationmaisongillescarle.org
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Automne 2016
1. Lassitude, d’Hector de Saint-Denys Garneau. Poème tiré du livre-disque À la croisée des silences, de Chloé Sainte-Marie.
Ma copine de soixante-dix ans est décédée le 7 nov. suite à une démence et une dystrophie musculaire des ceintures. Durant sa maladie, elle se plaignait de l’abandon de ses amies, mais je lui avais promis que je ne la laisserais pas tomber.
J'ai tenu ma promesse et je suis fier d'avoir réussi.
Elle m'a beaucoup apporté.
Votre témoignage m'a beaucoup touché.
Merci.
Merci pour l'exemple de courage et de nous expliquer le travail et l'implication d'un proche aidant sans détour. Mes sincères sympathies, bon courage pour l'avenir et que la maison Gilles Carle voie le jour le plus rapidement possible.
Armand Pratte, 29 octobre 2016