Quand on a rendez-vous avec une docteure en anthropologie1 « spécialiste de la mort », on se doute bien que cela n’équivaut pas nécessairement à quelque chose de sinistre, mais on est loin d’être préparé à rencontrer son antithèse. Le geste vif, l’œil alerte et le rire facile, Luce Des Aulniers respire une telle vitalité qu’il est difficile de l’associer à quoi que ce soit de morbide. Et pour cause ! Son propos, constitué de passerelles entre la vie et la mort, scintille de lumière. Surtout, pas question de confondre ce qui appartient à chacun des mondes. Cette dame va d’une rive à l’autre, comme la mésange de la mangeoire à sa branche. Devant quelqu’un d’aussi vivant, aucun sujet n’est à l’abri de la contagion. Pas même la mort !
La mort n’est pas un sujet facile, pourquoi avoir choisi d’y dédier une grande partie de votre vie ?
J’ai été assez tôt intriguée par le rapport au temps que les êtres humains développent tout au long de leur vie. Ça me paraît un indice vraiment précieux de notre rapport à la mort. Déjà petite, j’observais comment les gens mourraient de manière inégale. Par exemple en Afrique, je voyais des massacres, des épidémies, des cataclysmes, et je ne comprenais pas pourquoi ici on était aussi privilégiés. Nous sommes relativement protégés, notre espérance de vie est de loin meilleure. Ce fut donc pour moi un point de départ politique et culturel. Je me disais, comment se fait-il que la mort ne laisse pas le temps de vivre à certaines personnes ? À partir de l’évidence que les êtres humains ne naissent ni ne meurent de manière égale, une ouverture s’est faite et m’a fait prendre conscience que j’étais mortelle. La conscience de la mort, c’est fabuleux. Ça fait en sorte qu’on peut changer beaucoup de choses dans nos manières de vivre. Donc, ça concerne toujours la vie. Ça galvanise notre capacité de créer, d’être ensemble, de changer, et c’est pour ça que je dis que la mort, au fond, n’est pas un problème. À la rigueur, c’est une chance, parce que ça permet à la vie de se reconstituer. La mort des cellules, des animaux, les saisons… la vie se nourrit de la mort, et dans ce sens-là, c’est quelque chose de très sain… même si c’est dur à admettre.
Vous avez perdu votre mère à l’été 2008. Vos recherches sur la mort depuis plus de 30 ans vous ont-elles aidée à traverser l’épreuve ?
Comme dans tout domaine pour lequel on a des connaissances documentaires, ça fait en sorte qu’on vit les choses pleinement et qu’on est un peu capable de se regarder aller. On se permet de vivre les émotions complexes que soulève la mort d’une mère, d’entrer dans la peine et de l’explorer avec confiance. C’est notre premier lien au monde et quand une maman meurt, on se questionne sur les autres liens. On valide aussi la teneur de la relation qu’on a eue avec elle, sa propre personnalité, comment nous en sommes enrichis. Et puis même dans le deuil, la relation évolue, c’est quelque chose de vivant. Vous savez, on peut avoir une relation avec les morts, pour autant qu’on accepte que notre représentation de ce qu’ils sont et de l’aventure qu’on a eue ensemble puisse encore évoluer. Découvrir de nouvelles choses sur nous-mêmes et sur l’autre, c’est aussi une aventure ! Je pense qu’entre la tentation qu’on pourrait avoir de mettre le souvenir de la personne de côté et celle de la garder d’une façon immuable, il y a toute la possibilité de changer. D’abord à travers le grand chagrin, quand le manque te taraude, quand tu te demandes comment tu fais pour respirer, rester en vie. Puis, chemin faisant, le manque s’atténue et la douleur s’allège. Survient alors une autre sorte de chagrin qui n’est pas très documenté dans les théories du deuil et qui déroute beaucoup de monde : c’est qu’au bout d’un certain temps, tu réalises que tu peux vivre sans l’autre, et ça, ça fait de la peine. On pourrait dire alors que le deuil entre dans quelque chose de plus constructif où, sans t’en rendre compte, tu adoptes les qualités que tu aimais de cette personne. C’est ce que j’ai fait suite à la perte de Louis-Vincent Thomas2. J’ai réalisé quelques années après sa mort que je l’imitais. J’avais développé un type d’humour qui s’apparentait au sien. C’est une clé importante dans le deuil : constater qu’on est en train de changer. Pour beaucoup d’endeuillés, le problème c’est qu’ils veulent revenir comme avant. Mais on ne peut pas revenir comme avant.
Les connaissances permettent donc d’avoir certains repères, mais n’y a-t-il pas des pièges aussi à éviter ?
L’effet pervers, quand on a un savoir théorique, c’est de vouloir démontrer que l’on maîtrise le sujet en faisant l’étalage de ses connaissances, de vouloir comprendre trop vite ou encore d’imposer son savoir-faire ou ses schémas. Quand quelqu’un rencontre la mort dans sa vie, il a besoin d’être écouté dans sa singularité et non pas de se faire dire « c’est normal » ou « je comprends ». Trop souvent, on veut rassurer beaucoup trop vite.
À travers la mouvance des pratiques funéraires que nous connaissons actuellement, y a-t-il quelque chose qui vous choque ou qui vous dérange plus particulièrement ?
Depuis le début de l’humanité, on a eu différentes façons de concevoir la mort, mais on prenait toujours acte de cette réalité, notamment à travers le rite, et ça a toujours servi la survie sociale et individuelle. Actuellement, on estime qu’on peut contourner la réalité de la mort par une manière abstraite, virtuelle, de concevoir les rapports humains et de faire disparaître ce qui n’est pas source de jouissance immédiate. On croit que le fait d’éviter la souffrance rend les gens plus heureux. Sans aller jusqu’à dire que c’est par la douleur qu’on grandit, je dirais que si tu n’es pas capable de toucher la souffrance et le chagrin, tu n’es pas non plus capable de toucher le plaisir. Il y a une telle crainte de la souffrance, qu’on s’empêche de la ressentir, et ça fait en sorte que ce qui entoure la mort est vécu très souvent comme quelque chose dont il faut se débarrasser. Mais il y a un prix à payer à ces conduites. C’est d’ailleurs le propos de mon travail sur la fascination3.
Est-ce que cette crainte pourrait expliquer la venue des bars à l’intérieur de certaines maisons funéraires ?
J’ai pu moi-même observer un de ces endroits lors du décès d’amis. Quand on entre, on a l’impression d’un cocktail dînatoire où il y a une forme d’effusion artificielle suscitée par l’ingestion d’alcool. Le mort est relégué au fond de la salle, et bien des gens se sentent même gênés d’aller se recueillir auprès de lui. Un jour, dès l’arrivée, j’ai été happée par une connaissance qui me parlait sans arrêt. Quand je lui ai dit vouloir aller auprès du mort, je me suis fait répondre qu’il voudrait sans doute qu’on reste là, ensemble, à se parler entre vivants. Je suis bien d’accord pour qu’il y ait un temps de socialisation avec un verre lors des funérailles. Mais ce temps-là est à la fin, une fois qu’on a accompli notre devoir envers le mort et qu’une série de gestes rituels ont eu lieu à son égard. Actuellement, tout est confondu. Je pense tout de même que la société dans laquelle on est s’occupe davantage des morts qu’elle en a l’air. Là-dessus, je renvoie à la sensibilité des artistes, des écrivains. Même si on a une tendance à mettre les morts de côté et à faire comme s’ils n’existaient pas, quand on regarde attentivement, on retrouve à travers plusieurs véhicules culturels une conscience de la fragilité et de la précarité de l’être humain et de la planète.
Vous dites que nous avons un devoir envers nos morts. Ce devoir se traduirait comment aujourd'hui ?
Ça se traduirait d’abord en prenant soin de ce qu’ils nous ont transmis, puis en considérant qu’il y a une société des vivants et qu’il y a une société des morts. Et ce n’est pas du tout ésotérique. Sans avoir recours aux formes de survie dans l’au-delà, notamment à travers les philosophies et les religions, on pourrait commencer par se dire que les morts doivent bien être quelque part… Est-ce un lieu spirituel défini, évanescent ? Peu importe. Quand on accueille la réalité de la mort au moment où elle survient, ça fait de nous des gens plus lucides et ça nous permet de mettre les morts à leur place, peu à peu. L’humanité a toujours senti le besoin de lieux collectifs, partageables, où l’on peut se souvenir de notre destin commun. C’est un peu dangereux de privatiser son mort, comme le font ceux qui gardent les cendres à la maison.
Pourquoi ?
Parce que le travail de deuil, c’est d’abord de renoncer à ce qui fut et c’est donc d’aménager un endroit qui correspond à l’univers des morts, ce qui n’empêche pas d’avoir des souvenirs tangibles : des photos, des vêtements, des œuvres, tout ce qu’on veut. Mais c’est beaucoup demander aux êtres humains que de se détacher tranquillement de leurs morts en gardant les cendres sur le manteau de la cheminée ou encore dans un coin de leur cour.
Et qu’en est-il de ceux qui dispersent les cendres ?
On présuppose qu’on n’a pas besoin des restes physiques pour se souvenir, l’image suffit. Sous des arguments d’union avec la Nature, on accélère la dispersion que signifie déjà la mort, qui est dissolution de l’être, et partage de ses biens. On ignore encore l’effet à long terme de ces pratiques, mais dans le « maintien à domicile » des cendres comme dans leur dispersion, ce qui demeure éloquent, c’est la disparition de la collectivité des morts.
Dans le récent livre que vous avez publié, vous parlez de la fascination qui entoure la mort et qui fait courir les foules à des expositions comme « Bodies ». N’est-il pas paradoxal qu’en même temps, les gens veulent de moins en moins exposer leurs morts au moment des funérailles ?
Ce qui nous fascine, c’est la mort hors de l’ordinaire. La mort banale est trop terre-à-terre. D’une certaine façon, on a besoin de la mort pour autant qu’elle soit créée de toutes pièces, comme au cinéma. Aux funérailles, on expose moins les corps parce qu’ils sont la représentation parfaite de notre finitude, et c’est précisément ce qu’on ne veut pas voir, que nous sommes des humains voués à mourir ! Certains diront « Je n’ai pas besoin de le voir, j’étais à son chevet quand il est mort. » D'abord, cette personne-là n’existait pas uniquement pour ceux qui l’ont vue au moment de l’agonie. Ensuite, par rapport à l’éducation des générations actuelles, comment voulez-vous sortir d’une représentation de la mort autre que la virtualité des jeux vidéo, s’il n’y a aucun lieu pour la voir de près, s’y confronter ? C’est sûr que ça donne un choc, est-ce une raison pour l’éviter ? D’autant plus que les vivants peuvent ainsi se « rameuter » et se rebrancher sur leur vitalité profonde. Mais aujourd’hui les gens sont pressés, ils veulent passer à autre chose, ils choisissent donc généralement des rituels qui ne dérangent pas. Ça devient un mot d’ordre, à un point tel que les gens veulent mourir plus vite pour ne pas être un fardeau; ils ne veulent pas déranger. Mais déranger qui ? Quoi ? On pourrait se poser la question.
Quand vous parlez de rituels, quelle distinction faites-vous par rapport à une routine ?
Dans le rituel, comme dans la routine d’ailleurs, il y a un aspect répétitif qui fait du bien, qui apporte confort, plaisir ou repères sécurisants. Ce qui fait la différence entre les deux, c’est que le rituel permet de se relier à quelque chose de plus grand que soi, quelque chose de transcendant qui dépasse l’expérience individuelle du moment. Ce que la routine ne fait pas.
Pourrait-on dire que cette capacité à se connecter à quelque chose de plus grand que soi s’apparente au « sacré » ?
En fait, le sacré c’est ce qui est le plus important, le plus valable, le plus valeureux. Quand tu parles de sacré, c’est qu’il y a une hiérarchie de valeurs qui fait que cette chose-là est incontournable. Le sacré c’est aussi ce qui est mystérieux et qui dépasse notre entendement. Quelque chose sur lequel on n’a pas nécessairement une prise. Donc, à ce niveau-là, le mystère peut être quelque chose de sacré, parce que c’est quelque chose que qui me limite et que je ne peux pas contrôler, mais qui tire vers le haut. C’est un moteur.
Votre expertise est reconnue internationalement et vous êtes sollicitée de toutes parts. Toutefois, malgré vos multiples engagements, vous avez accepté de vous investir dans l’élaboration du programme de perfectionnement La Symphonie4, mis sur pied par le mouvement des coopératives funéraires. Y a-t-il une raison à cela ?
Il y en a plusieurs. Pour moi, l’esprit coopératif, dans ce que ça veut dire de solidarité active, dans ce que ça entraîne comme mise en commun des forces créatrices au service de tous, c’est fondamental. Particulièrement pour lutter contre le capitalisme sauvage. Encore ici, mes choix relèvent d’un engagement politique, d’une lecture des rapports de pouvoir. Le coopératisme m’apparaît être la meilleure façon de se sortir des crises multiples dans lesquelles on se débat. Aussi, je suis très très contente de participer à certains projets des coopératives funéraires car ça me permet de transmettre des choses que j’ai analysées parce que j’ai passé des années à les étudier, à les explorer avec des gens de première ligne. Puis, de façon très concrète, le travail d’équipe de La Symphonie se fait dans un esprit de liberté, avec une volonté de comprendre et d’améliorer le sort de nos contemporains. C’est rare. Il y a une telle ferveur, une telle jeunesse d’esprit… C’est une énergie qui fait boule de neige et il n’est pas question que je boude ce plaisir !
Quel aspect le plus important retenez-vous de ce que vous avez appris sur la mort ?
Romain Gary disait que la plus grande force spirituelle de l’humanité, c’est la bêtise. Il me semble que c’est aussi la solidarité. Et devant la mort, il y a les deux : de la bêtise et de la solidarité. Maintenant, comment ne pas mourir comme humanité et comment ne pas faire mourir notre planète ? Voilà l’enjeu principal. Si vous voulez atténuer votre angoisse par rapport à la mort, mettez-la au service de la création du vivant. Qu’est-ce qui fait qu’on est plus vivant comme être humain ? Comment être assez inventif pour se préoccuper d’une façon active et concrète de ne pas mourir avant son temps ? De ne pas faire crever tout le monde autour par notre manière de consommer et de concevoir le temps ? Autant dans notre quotidien que dans nos rapports entre les sociétés, les États, les cultures, le peu qu’on peut faire, est-ce qu’on le fait ? Big deal !
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Avril 2010
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Intelligence, clarté, générosité - multiples raisons d'aimer cette entrevue. J'espère cependant que Luce Desaulniers ne pense pas que l'aide médicale à mourir se veut une réponse aux gens qui "veulent mourir plus vite pour ne pas être un fardeau; ils ne veulent pas déranger". Le droit de disposer de sa vie est une question fondamentale, qu'il serait malheureux d'évacuer; J'espère que L D partagera bientôt sa réflexion sur ce sujet.
article bien fait. congratulation!
FERNAND COMTOIS, 5 décembre 2013mais, il y a toujours un -mais-
le mien concerne cette grande dame LA LANGUE FRANÇAISE.
l'adjectif -MORBIDE- est relatif à la maladie.
sans rancune!
et, sur ces bonnes paroles, je vous salue.
FERNANDOTOTO