Avec une feuille de route aussi remplie, Gilles Deslauriers, spécialiste du deuil et impliqué dans de multiples organisations sociales, est bien placé pour dire que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Dans un monde où la douleur des cœurs brisés est trop souvent occultée, choisir de s’investir au mieux-être des humains est tout un mandat. Le mandat d’une vie, qui aura permis d’éclairer bien des chemins.
Vous êtes conférencier, formateur et psychothérapeute spécialiste du deuil depuis des dizaines d’années. Qu’avez-vous appris sur les blessures humaines pendant tout ce temps?
Chaque personne a son histoire et il y a des nuances importantes à apporter dans la douleur, l’intensité et le désarroi que les gens peuvent vivre, mais j’ai appris qu’il y a aussi quelque chose de semblable : les gens ont des ressources et des capacités souvent insoupçonnées de passer à travers les drames de la vie. Il faut juste leur donner la chance de les explorer. C’est ce qui m’a le plus frappé et c’est ce qui fait que mon travail est si particulier.
Y a-t-il une différence entre un deuil lié à un décès et un autre type deuil, comme une perte d’emploi?
Non. Il peut y avoir une différence dans l’intensité, dans la durée et dans certaines spécificités, mais fondamentalement, le processus est semblable.
Je dis toujours aux gens que le deuil est un processus naturel, normal et nécessaire. Alors, si le deuil c’est tout ça, qu’est-ce que je fais là-dedans? En fait, mon travail consiste à leur faire prendre conscience de ce qu’ils sont. Parce qu’à partir du moment où la conscience est présente, tu peux choisir. Ainsi, plutôt que de dire « je ne suis pas capable de faire ça », dis-moi « je ne veux pas, parce qu’il y a trop d’en- jeux, parce que ça me fait peur ». Lorsque la personne est plus consciente d’elle-même, de ses réactions, de ses forces et de son histoire, elle peut se mettre en marche.
De quelle façon les accompagnez-vous dans ce cheminement?
Je travaille avec quatre axes : le corps, les émotions, l’intelligence et la spiritualité. L’important, c’est que la personne comprenne, qu’elle puisse donner un sens à ce qui se passe, ça lui permet de ne pas avoir l’impression de tomber dans le vide. Les quatre axes sont tous aussi importants les uns que les autres. Ça prend un équilibre, une harmonie dans l’approche, en sachant qu’il y a des majeures et qu’il est fort probable que la personne soit plus confortable de commencer avec quelque chose qu’elle connaît bien.
Quand on est en processus de transition, il y a une phase de rupture, une d’errance et une de relance. Parfois, les gens arrivent dans mon bureau avec un diagnostic de dépression, alors que ce n’est pas le cas. Peut-être y a-t-il des signes dépressifs, mais ce n’est pas une dépression. Ils sont tout simplement dans un processus de changement qui amène une certaine errance. C’est la période la plus déroutante, car ce n’est pas reconnu en soi.
Pour que les gens comprennent où ils se situent, j’amène souvent l’image du sablier. Pas le sablier traditionnel, mais celui d’un cadre avec deux vitres transparentes qui contient du sable et de l’eau. Le cadre est monté sur un support qui peut être retourné afin que le sable puisse s’écouler en créant un nouveau motif chaque fois. Je leur dis : « Regarde le paysage, c’est là que tu étais avant. Mais là, ton cadre a été retourné et tu ne sais pas trop ce que ça va donner quand le sable va atterrir en bas.» La période où le sable descend, c’est la période où tu es dans le vide, entre l’avant et l’après. Tu n’as plus tes repères d’avant et tu n’as pas encore les repères de ce qui s’en vient. Quand j’amène cette image, les gens comprennent tout de suite. Ils sont ainsi capables de se situer avec l’espoir de se déposer un jour. Mais c’est long, c’est une période de questionnement où tu n’as pas de réponses. Ce n’est pas une période d’action et il faut avoir confiance.
Justement, comment arrivez-vous à tisser un lien de confiance?
Au-delà de l’accompagnement, de l’outil qu’est la thérapie, c’est d’abord et avant tout une rencontre entre deux êtres humains. Une rencontre qui génère une connexion. Ça fait longtemps que je ne crois plus à la notion de neutralité. Je suis ce que je suis, et ce que l’autre me raconte, je le comprends et je le sens avec ce que je suis. Je n’ai pas besoin d’avoir vécu ce que la personne a vécu pour être attentif et compatissant. Mais il y a du monde pour qui ça ne convient pas. J’ai beau avoir la théorie et de bons outils, si ça ne connecte pas, ça n’avancera pas. Il ne faut pas avoir le réflexe de se dire qu’il faut aider à tout prix.
Souvent, la raison pour laquelle les gens consultent est un déclencheur qui nous amène à explorer d’autres choses, par exemple, un événement traumatisant que l’on a enfoui parfois pendant des dizaines d’années, un peu comme une sorte de boîte noire dans un avion. Certaines personnes ont vécu des choses épouvantables et ont mis ça dans une boîte noire afin de pouvoir continuer à vivre. En consultation, parfois, sans le vouloir, cette boîte-là s’ouvre. Alors, on l’explore, et en fonction de ce qui se vit, il y a des types d’approches qui peuvent aider. L’important, c’est de garder la personne au cœur de ce qu’elle veut aborder. À partir de là, tu peux devenir très intime avec les gens.
Vous êtes régulièrement invité en Europe pour former des intervenants ou pour prendre la parole à des congrès. Y a-t-il une différence dans la façon d’aborder la mort et le deuil?
C’est la même chose, mais avec des spécificités culturelles un peu différentes. La relation avec l’autorité est particulière en France, et ça teinte leur vie et celle des enfants. L’enfant a très peu de liberté. Cette dynamique d’autorité transparaît dans le travail, elle transparaît partout.
Quel est le principal défi que vous avez rencontré?
Le doute. Je m’explique… Je suis psychoéducateur de formation, donc j’ai des outils à ce niveau-là. Mais j’ai eu à travailler avec une mère et ses trois enfants qui consultaient pour un deuil bien spécial. La famille était sur le point de partir pour un voyage d’un an lorsqu’un soir, un homme ivre a percuté leur voiture en tuant le père sur le coup. La mère et les trois filles ont été blessées, dont une qui a failli mourir.
Dès la première rencontre, les enfants me disent qu’ils veulent voir le monsieur qui a tué leur papa. Elles sont âgées de trois, six et dix ans. Moi, j’étais prêt, et la maman aussi, mais d’autres thérapeutes à qui j’en ai parlé me disaient que j’allais les traumatiser. Alors, j’ai douté. J’en ai parlé avec les enfants qui m’ont répondu : « On veut juste voir celui qui a tué notre papa ». À partir de ce moment-là, je les ai préparées.
À l’enquête préliminaire, au palais de justice, le monsieur était là. La plus jeune, celle qui avait le plus peur, m’a lâché la main et est allée s’assoir en face de lui. Pendant dix minutes, elle l’a « scanné ». En sortant, les trois enfants m’ont dit : « Ben le monsieur, il n’a pas l’air si mauvais que ça ». Et là, elles ont commencé à nous raconter les images de monstre qu’elles s’étaient faites de cet homme-là, des images qui ont pu s’évaporer à travers le fait de pouvoir le rencontrer.
Au fil des années, à partir d’expériences comme celle-là, j’ai appris à me dire « Ose ». Ose avec prudence, bien sûr, en étant conscient de ce qui peut émerger que l’endeuillé est absolument incapable d’évaluer, mais ose en donnant ce qu’il faut comme information pour que la personne puisse décider. Car c’est un choix qui lui appartient.
Vous avez été bénévole pendant 35 ans à Leucan auprès d’enfants malades, dont plusieurs en phase terminale. Qu’est-ce qu’on dit à un enfant qui va mourir?
D’abord, ils ne le savent pas toujours qu’ils vont mourir, mais ils le sentent. Et ils ne veulent pas toujours en parler, parce qu’ils veulent protéger leurs parents. Ensuite, les enfants ne sont pas dans le drame. Je me rappelle à l’unité d’oncologie de Ste-Justine, c’était rectangulaire et tu avais les chambres tout le tour. Des fois, le soir, de jeunes enfants s’installaient dans le couloir avec leur poteau de soluté. Il y en avait un qui montait sur le poteau, un autre qui le poussait et un troisième qui minutait le temps que ça prenait pour faire le tour. Ce sont des enfants : quand ils ont l’énergie, ils veulent jouer. Ils ne sont pas du tout à la même place que leurs parents.
La première intervention que j’ai faite pour Leucan concernait le décès d’une petite fille à domicile. J’arrive là, la petite fille décédée était couchée dans un grand fauteuil au milieu de la pièce. Il y avait cinq ou six enfants qui jouaient autour d’elle. De temps à autre, un enfant arrêtait de jouer, allait la voir, lui prenait la main et retournait jouer. Quand le personnel de la résidence funéraire est venu chercher le corps, les parents ont demandé aux enfants de sortir, mais les enfants ne voulaient pas. Il faut dire que ça faisait deux heures qu’ils jouaient dans la pièce. Alors tout le monde est resté, mais chaque enfant est allé se coller sur un adulte. C’était très touchant.
Comment réconforte-t-on des parents qui ont perdu un enfant?
En les écoutant, simplement. Sans chercher de solution. Sans les juger. Sans dire : « T’es encore là-dedans? » Pendant trois ans, j’ai animé des groupes d’entraide de parents d’enfants assassinés. Une année, ils ont fait une levée de fonds en vendant des macarons dans les centres d’achats. À un moment donné, deux ou trois d’entre eux sont revenus déprimés parce qu’ils s’étaient fait engueuler par des passants. On leur disait qu’ils n’avaient pas su s’occuper de leurs enfants et que c’était pour ça qu’ils s’étaient fait tuer… Le jugement de l’autre, c’est très dommageable.
Mais de façon plus générale, face à une personne qui vient de perdre un être cher, les gens ne savent pas quoi dire. Même moi, qui travaille là-dedans, parfois je me surprends à dire des banalités. J’étais allé aux funérailles de la femme d’un ami et quand je le vois, je m’entends lui dire « Comment ça va? ». Il me répond dans le même registre « Ça va. Et toi? » C’est le malaise qui fait qu’on dit parfois n’importe quoi.
Que pensez-vous de la présence des enfants dans les rituels funéraires?
J’ai déjà reçu un appel d’une personne qui avait perdu son conjoint et qui avait un jeune enfant. Quand elle m’a demandé si elle pouvait l’amener au salon funéraire, je lui ai répondu que je n’en avais pas la moindre idée : « c’est à l’enfant qu’il faut le demander ». C’est important de faire appel à ce qu’il peut assumer, le préparer et l’accompagner dans ça, même s’il est très jeune.
Jusqu’à quel point les rituels peuvent-ils aider?
J’ai eu à travailler auprès d’une jeune femme dont l’enfant de 2 ans avait été assassiné. Elle était suivie en psychiatrie pour un blocage et on m’avait demandé d’intervenir auprès d’elle. Après avoir essayé toutes les approches possibles, je lui ai posé une question : « Quand ton enfant est mort, as-tu assisté aux funérailles? » Elle m’a répondu que non, car elle était en état de choc et sous médication. Je lui ai donc proposé d’essayer de faire quelque chose pour son enfant. J’ai ouvert la porte du rituel et elle a sauté sur l’idée.
Avec sa sœur et ses parents, elle est allée dans un très beau parc. Après avoir fait la lecture d’une lettre qu’elle avait écrite, elle l’a mise dans un ballon d’hélium et a lâché le ballon. Un rituel tout simple qui a nécessité 5 minutes. Ensuite, nous sommes allés chez ses parents prendre un petit lunch. Quelques semaines plus tard, je la revois et elle me dit que, depuis ce rituel, certaines difficultés s’étaient dénouées. J’ignore jusqu’à quel point le rituel a pu l’aider, mais c’est tentant d’y croire.
Les résidents des CHSLD sont souvent laissés à eux-mêmes quand quelqu’un de leur entourage décède. Y a-t-il des pistes qui gagneraient à être explorées pour les faire participer à un rituel d’adieu?
Il y a plusieurs années, on m’a demandé de me joindre à une équipe multi d’un CHSLD qui voulait travailler sur les deuils vécus par les personnes qui sont hospitalisées à vie. J’arrive là, je m’installe avec l’équipe et, pendant deux heures, ils ont échangé avec émotion sur un seul sujet : le suicide du directeur général survenu quatre ans auparavant. C’était la première fois qu’ils en parlaient… en quatre ans. Ça leur a permis de prendre conscience que si eux étaient dans cet état-là, les résidents avaient probablement été affectés également.
Donc, on a décidé de partir de là et de faire une cérémonie commémorative où le directeur général serait au cœur de l’événement. Tout le monde a été invité : les résidents, les familles, les employés, la direction. Il y avait de la musique, des photos et des coupures de journaux, car le suicide du directeur avait été très médiatisé. Ensuite, chacun pouvait écrire ou faire écrire un petit mot qui était déposé dans un gros coffre. C’était la première fois que les résidents participaient à un rituel de ce genre, alors il y a eu toute une gamme d’émotions qui ont été vécues. C’était très beau et très touchant.
Comme on ne voulait pas en rester là, un événement commémoratif a été renouvelé par la suite une fois par année, avec comme toile de fond « On se souvient de nos morts ». Un lieu de mémoire a été identifié, un grand saule pleureur a été installé où chacun pouvait y accrocher un signet commémoratif. Au fil des ans, on a intégré à l’événement une photo et une petite vidéo de 30 secondes sur chaque résident décédé pendant l’année. Au début, pour le montage des vidéos, on devait partir à la recherche de témoignages, mais après un certain temps, c’est les gens qui venaient nous voir pour dire qu’ils voulaient témoigner. On peut dire aujourd’hui que ce type d’événement a permis de parler de la mort, ce qui, dans le milieu des CHSLD, a toujours été un peu tabou.
Ce n’est pas toujours évident de trouver les bons mots. Avec la venue de l’aide médicale à mourir, que peut-on dire au moment des adieux?
Je l’ai vécu avec le mari de ma sœur qui avait des problèmes pulmonaires. À un moment donné, il a dit : c’est assez! Le jour où il recevait l’aide médicale à mourir, nous étions un petit groupe autour de lui. On a parlé, on a ri avec lui et, une demi-heure après, il était mort. De quoi peut-on parler dans de telles circonstances?
Les gens voudraient dire certaines choses, mais ils n’osent pas. Ils ont peur. Ils ont peur de faire pleurer la personne qui va mourir, et de pleurer par la même occasion. Mais c’est triste ce qui est en train de se passer. C’est normal de pleurer. Alors quand on me dit « je ne sais pas quoi dire », je réponds « si tu savais, qu’est-ce que tu dirais? » La plupart du temps, ça marche. On peut aussi se demander ce qu’on aimerait entendre si on était à la place de celui qui est en train de mourir. Ça aussi, ça aide à trouver les mots.
À votre décès, comment voulez-vous que les gens soulignent votre départ?
Je n’ai pas d’attente. Ce sera à mes proches de décider. Ils feront ce qu’ils souhaitent, du moment où ils se souviennent. Ce seront eux qui auront à vivre leur deuil.
Quant à moi, pour ce qui est de « l’après », je ne crois pas qu’il y ait quelque chose. De toute façon, je n’ai pas le goût de mettre de l’énergie à chercher ce qu’il y a, parce que rien ne me dit que la réponse que je trouverais serait bonne.
Ce qui compte, c’est ce qu’on fait de nos vies. Après la mort? On verra. Mais j’avoue que je suis quand même un peu curieux.
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Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : Simon Rancourt
Publié dans la revue Profil